Crise systémique globale
Premier Trimestre 2011: Franchissement du seuil critique de la dislocation géopolitique mondiale
Comme je l'avais anticipé avec LEAP/E2020 dans ma
Balances commerciales des pays du G20 (prévisions 2010) – Source: Spiegel, 11/2010
La crise que nous vivons est caractérisée par une évolution d'ampleur planétaire qui se déroule à deux niveaux certes corrélés mais différents dans leurs natures. D'une part, la crise traduit les mutations profondes de la réalité économique, financière et géopolitique de notre monde. Elle accélère et amplifie des tendances de fond à l'œuvre depuis plusieurs décennies, tendances que nous avons décrites régulièrement dans le GEAB depuis son lancement début 2006. Et d'autre part, elle reflète la prise de conscience collective progressive de ces mutations. Cette prise de conscience est en soi un phénomène de psychologie collective planétaire qui façonne également le développement de la crise et qui induit notamment de brusques coups d'accélérateurs de son évolution. Ces dernières années, nous avons à plusieurs reprises anticipés des «points d'inflexion» de la crise qui correspondaient justement à des «sauts brusques» dans cette prise de conscience collective des transformations en cours. Or nous considérons qu'un faisceau évènementiel de «rupture» s'est concrétisé autour du sommet du G20 de Séoul qui concourt à faire passer une étape fondamentale à la conscience collective globale en ce qui concerne la dislocation géopolitique mondiale. C'est ce phénomène qui me conduit, avec LEAP/E2020, à identifier un franchissement de seuil critique et à lancer une alerte sur les conséquences de ce franchissement à partir du premier trimestre 2011.
Autour de Novembre 2010, date du sommet du G20 de Séoul, un faisceau évènementiel de «rupture» s'est noué. Je m'attacherai ici à trois de ces principaux évènements ainsi qu'à leurs conséquences chaotiques.
Suite et fin du «Quantitative Easing»: La Fed entre en «résidence surveillée»
La décision de la Réserve Fédérale américaine de lancer son «Quantitative Easing II» (avec le rachat de 600 milliards USD de bons du Trésor US d'ici Juin 2011) a provoqué, pour la première fois depuis 1945, une critique générale et souvent virulente de la part de la quasi-totalité des autres puissances mondiales: Japon, Brésil, Chine*2, Inde, Allemagne, pays de l'Asean*3, …*4 Ce n'est pas la décision de la Fed qui marque une rupture, c'est le fait que pour la première fois, la banque centrale US se fait littéralement «assommer» par le reste du monde*5, et d'une manière très publique et déterminée*6. On est loin en effet de l'ambiance feutrée de Jackson Hole et des réunions de banquiers centraux. La menace de Ben Bernanke à ses collègues dont LEAP/E2020 s'était fait l'écho en Septembre dernier n'aura donc pas eu l'effet escompté par le patron de la Fed. Le reste du monde a clairement signifié en Novembre 2010 qu'il ne comptait plus laisser la Réserve Fédérale US imprimer à volonté des Dollars US pour essayer de résoudre les problèmes des Etats-Unis sur le dos des autres pays de la planète*7. Le Dollar est en train de redevenir ce que devrait être toute devise nationale: la monnaie, et donc le problème, du pays qui l'imprime. En cette fin 2010, nous venons ainsi de vivre la fin de l'époque où le Dollar était la monnaie des Etats-Unis et le problème du reste du monde comme l'avait fort bien résumé
Actifs de la Réserve fédérale des Etats-Unis (2008-2010) – Sources: Federal Reserve of Cleveland / New York Times, 10/2010
Paralysie politique à Washington: les Etats-Unis à la dérive, le Dollar en chute libre et l'austérité US au rendez-vous de 2011
Comme prévu, Washington est donc paralysé jusqu'en Novembre 2012. Entre un président démocrate, une Chambre des Représentants républicaine, un Sénat à faible majorité démocrate et des élus «Tea Party» pour radicaliser les positions républicaines, la question ne se pose pas tant de savoir ce qu'ils vont pouvoir faire ensemble que d'anticiper ce qu'ils vont pouvoir mutuellement s'empêcher de faire*13. A ce stade, on peut considérer qu'il n'y aura pas de «stimulus II» puisque la préoccupation républicaine (et des Tea Parties) sur l'ampleur des déficits fédéraux bloquera toute tentative démocrate en ce sens. D'ailleurs, c'est la question de la réduction de ces déficits qui va occuper le devant de la scène dans les mois à venir, avec les premières «recommandations» à ce sujet issues des commissions travaillant sur le thème*14. Le mot «austérité» commence ainsi à faire son apparition dans les médias. Comme je l'avais anticipé en Septembre dernier avec l'équipe de LEAP/E2020, l'entrée au printemps 2011 des Etats-Unis dans une phase d'austérité (via un mélange explosif et plutôt inefficace de blocage de certaines dépenses et de réductions sans discernement d'autres sources de déficits)*15 va provoquer un chaos économique, social et financier dans le pays*16.
Ainsi les Républicains vont tout faire pour réduire les dépenses sociales affectant retraités et classes moyennes et défavorisées. Pour les Démocrates, il sera impossible de ne pas réduire significativement le budget militaire touchant ainsi à l'épine dorsale du pays*17. Et sans une nouvelle aide d'environ 200 Milliards USD, les Etats et les villes du pays vont massivement tomber en faillite*18. Nous ne nous attarderons pas sur le fait que la fin du «stimulus N°1»*19 entraînera bien entendu le retour au chômage de centaines de milliers d'Américains*20 qui s'ajouteront aux millions de chômeurs actuels*21. Nul doute que la position des Etats-Unis ne s'en trouvera pas renforcée au niveau international ! Le tournant électoral du début Novembre constitue donc bien une rupture essentielle puisqu'il paralyse la direction du pays au moment même où, à l'intérieur comme à l'extérieur, les défis s'accumulent comme jamais depuis 1945*22. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le Dollar atteigne ses plus bas niveaux historiques vis-à-vis des devises des principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis*23.
Schéma de la crise aux Etats-Unis sur la période 2007-2013 – Source: Gordon T. Long
Austérité européenne: multiplication des résistances sociales, montée des populismes, risque de radicalisation des générations montantes et hausses d'impôts
De Paris à Berlin*24, de Lisbonne à Dublin, de Vilnius à Bucarest, de Londres à Rome, … les manifestations et les grèves se multiplient. La dimension sociale de la dislocation géopolitique globale est bien au rendez-vous de l'Europe de cette fin 2010. Si ces évènements ne parviennent pas pour l'instant à perturber les programmes d'austérité décidés par les gouvernements européens, ils traduisent une évolution collective significative: les opinions publiques sont en train de sortir de leur torpeur du début de la crise en prenant conscience de sa durée et de son coût (social et financier)*25. Les prochaines élections devraient donc faire payer un coût élevé à toutes les équipes au pouvoir qui ont perdu de vue que sans équité, l'austérité ne bénéficierait d'aucun soutien populaire*26. Pour l'instant, les équipes au pouvoir continuent essentiellement à appliquer les recettes de la période d'avant la crise (à savoir des solutions néo-libérales à base de réductions d'impôts pour les ménages les plus aisés et d'augmentation d'impôts indirects en tout genre). Mais la montée en puissance des conflits sociaux (qui est inévitable selon moi) et les changements politiques qui vont apparaître dans les prochaines élections nationales pays après pays, vont générer une remise en cause de ces solutions… et une montée brutale des partis populistes et extrémistes*27: l'Europe va se «durcir» politiquement. Parallèlement, devant ce qui apparaît de plus en plus comme une tentative inconsciente de la génération «babyboomer» de faire payer l'addition aux générations montantes, on peut anticiper une multiplication des réactions brutales des jeunes générations*28. Pour notre équipe, on devra faire face à leur radicalisation si la situation leur paraît sans issue, faute de compromis. Or sans évolution à la hausse des recettes fiscales, le seul compromis crédible à leurs yeux sera une baisse des retraites actuelles plutôt qu'une hausse des coûts de l'éducation. Aujourd'hui est toujours un compromis entre hier et demain, en particulier en matière fiscale ! D'ailleurs, les conséquences fiscales probables de ces évolutions seront une hausse des impôts sur les hauts revenus et les revenus du capital, de nouvelles taxations des banques et un volontarisme communautaire nouveau en matière de protection douanière des frontières*29. Les partenaires commerciaux de l'UE devraient en prendre conscience très rapidement*30.
Besoins de financement de certains Etats (2010-2011) – Sources: FMI / Wall Street Journal, 10/2010
Renforcement de l'Euroland et début de manipulations européennes de la valeur de l'Euro
Comme je l'avais indiqué avec LEAP/E2020 au Printemps 2010, on assiste depuis quelques semaines à la mise en œuvre de tout une séries de mesures européennes destinées à mieux contrôler les opérateurs financiers, à entamer une régulation européenne sérieuse de la City londonienne*31 et à établir durablement les instruments budgétaires et financiers permettant à l'Euroland de résister aux prochains chocs monétaires*32 liés aux dettes souveraines des Etats membres*33.
Qu'on soit dirigeant de «hedge fund» ou spéculateur contre l'Euro, ces dernières semaines ont changé effectivement les règles et les conséquences vont être sensibles dans les prochains mois. Notamment les spéculateurs contre l'Euro vont à nouveau en être pour leurs frais*34. Ils semblent n'avoir pas anticipé le fait que l'Euroland a bien tiré les leçons de l'immense opération de manipulation du début 2009. D'une part, l'Euroland a maintenant un instrument d'action rôdé. Et d'autre part, les dirigeants de la zone Euro ont découvert qu'ils pouvaient eux aussi réaliser des «dévaluations compétitives» sans le dire, et sans pouvoir être accusés d'en être responsables. Le jeu devient donc extrêmement compliqué pour ceux qui veulent à tout prix affaiblir la zone Euro car il est désormais difficile de savoir si les délais de réaction des dirigeants de la zone résultent d'incertitudes ou de calculs bien compris pour éviter un renchérissement trop important de la devise européenne.
Toujours est-il que l'essentiel à retenir sur le fond, c'est qu'au debut 2011, les Européens sont à la fois touchés directement par l'impact social de la crise tandis qu'ils sont mieux équipés que jamais pour faire face aux futurs chocs monétaires et financiers*35.
Par Franck BIANCHERI
Directeur de recherche de LEAP/E2020
Coordinateur du Global Europe anticipation Bulletin (GEAB)
(Novembre 2010)
*1 Ces dates correspondent notamment à la période de renouvellement de la majorité des dirigeants des pays les plus importants du G20 qui est une condition nécessaire (mais pas suffisante bien entendu car rien n'est assuré même après 2012/2013: il s'agira juste d'une nouvelle fenêtre d'opportunité) pour espérer une approche et une volonté commune de réforme du système monétaire mondial. D'ici là, selon LEAP/E2020, on n'assistera qu'à des tentatives avortées et/ou des tests d'idées qui ne pourront pas aboutir avant ce changement quasi-général de dirigeants mondiaux. Et parmi les idées sans avenir, on notera celle d'une régulation des excédents des pays exportateurs. C'est une idée de pays en pleine déroute commerciale, ou plus exactement une idée de pays en position de faiblesse, donc sans aucune chance de pouvoir s'imposer. Sa pertinence (très douteuse comme le précise bien
*2 Avec une hausse des prix officiellement à 4,4% (un plus haut niveau depuis plus de deux ans), Pékin ne va pas rester sans réagir aux risques inflationnistes exportés par la Fed. Sources:
*3 Même les Philippines,
*4 Les autres partenaires européens sont restés d'un silence éloquent devant ce flux de critiques. Et c'est d'ailleurs un autre enseignement de cette réaction négative à la décision de la Fed: même les alliés traditionnels des Etats-Unis ont réagi négativement, certains comme l'Allemagne ou les pays de l'Asean étant même parmi les plus agressifs. Ainsi, même les éditorialistes britanniques du Telegraph, pourtant très attachés au «Grand Frère» américain, expriment-ils désormais leurs doutes publiquement sur la pertinence des décisions de la Fed et prédisent dorénavant la fin de l'ère Dollar. Sources:
*5 Ainsi, à l'image de nombreuses économies en risque de surchauffe, l'Australie continue à accroître ses taux d'intérêt pour lutter contre l' «effet Fed» provoquant une hausse du Dollar australien par rapport au Dollar US; comme pour le Dollar canadien et le Franc suisse, la devise australienne casse la barrière de la parité avec une devise américaine en pleine déconfiture. L'Inde a agit de même que l'Australie. Sources:
*6 Cela illustre parfaitement le remarquable article de Michael Hudson dans
*7 Comme l'écrit Doug Noland le 05/11/2010 dans son toujours excellent
*8 Et on doit aussi mentionner les voix de plus en plus nombreuses (y compris au sein de la Fed) qui s'inquiètent du bilan dégradé de la banque centrale américaine. Le graphique ci-dessous montre ainsi que ses «actifs» sont plus que douteux: hypothèques détenues par Fannie Mae et Freddie Mac ainsi que leurs titres, actions d'AIG et Bear Stearns, … Ce sont des «actifs-fantômes» dont la valeur est quasi-nulle. Pour le reste, si la Fed avait l'habitude de se contenter de demander l'avis de ses «primary dealers» pour estimer le volume de ses opérations d'achats de Bons du Trésor, elle va devoir apprendre à demander l'avis des autres banques centrales. Source:
*9 Comme l'a décrit fort justement Liam Halligan, dans le
*10 Et ils sont loin d'être tous d'accord avec Ben Bernanke. Ainsi le président de la Réserve fédérale de Dallas dit clairement qu'il estime que la politique actuelle de la Fed est une erreur. Source:
*11 Et Goldman Sachs estime à 4.000 Milliards USD le besoin de «Quantative Easing» pour pallier les déficiences de l'économie US. Le prix de l'austérité et de la contrainte extérieure va donc être gigantesque. Source:
*12 Même à l'intérieur des Etats-Unis les inquiétudes se font jour sur le caractère éminemment dangereux de la politique de la Fed, posant même la question de savoir si la Fed ne va pas déclencher une nouvelle Guerre de Sécession. Source:
*13 Sources:
*14 Source:
*15 Source:
*16 Les hausses parallèles et durables de ventes d'armes et les recours aux bons d'alimentation ne présagent rien de bon en la matière. Sources:
*17 Mais il n'y a pas moyen d'éviter in fine ce type de coupes budgétaires. D'ailleurs, Andrew Bacevich, professeur à l'université de Boston, qui vient de publier un livre remarquable,
*18 Sur l'excellent site
*19 Source:
*20 Les premiers effets de la fin des fonds du stimulus se font déjà sentir avec des licenciements massifs à la clé. Source:
*21 Source:
*22 La principale agence de notation chinoise, Dragon Global Credit Rating, vient d'ailleurs de baisser à «A» la note des Etats-Unis, exprimant un sérieux doute sur la capacité américaine à rembourser sa dette. Source:
*23 Heureusement que Timothy Geithner garde un solide sens de l'humour en déclarant que «Les Etats-Unis ne chercheront pas à affaiblir le Dollar pour stimuler leur croissance» … bien qu'il ne soit pas certain que cette blague ait vraiment détendu l'atmosphère au G20. Source:
*24 Même en Allemagne donc, qui pourtant est moins affectée que d'autres par les conséquences de la crise. Source:
*25 C'est également le cas des collectivités locales, qui, comme en France avec les départements, commencent à affronter des situations budgétaires intenables. Source:
*26 C'était une recommandation de notre équipe dès le printemps dernier.
*27 Voir dans ce GEAB N°49 les éléments à ce sujet dans le chapitre sur le double choc électoral franco-allemand de 2012/2013.
*28 Sources:
*29 L'Europe va en effet voir son score en matière de protection douanière faire un bond en avant dans le très instructif palmarès des mesures affectant le commerce mondial réalisé par
*30 Source:
*31 Sources:
*32 Source:
*33 Même en matière de défense, l'austérité joue en faveur d'un renforcement européen puisqu'elle oblige enfin à sérieusement rationaliser les dépenses dans le secteur. Source:
*34 Ainsi LEAP/E2020 avait annoncé dans le GEAB N°47 qu'il fallait s'attendre à une nouvelle flambée d' «hystérie médiatique» sur le sujet des dettes souveraines grecque, portugaise, espagnole et irlandaise dès que les problèmes s'accumuleraient côté britannique et américain. Et l'automne 2010, sur fond d'échec US au G20 et d'aggravation brutale de la situation financière des collectivités locales et des Etats américains (crise des «Munis»), a en effet (surprise, surprise) été l'occasion d'un «remake» de la «crise de l'Euro» du Printemps, avec cette fois-ci l'Irlande comme acteur central. En temps de guerre, on doit savoir anticiper les diversions … et ne pas s'y laisser prendre. Et cette fois-ci, le «remake» n'a pas vraiment fait recette.
*35 Je rappelle à ce sujet ce que nous expliquions dans les GEAB en 2008 à propos des bilans des grandes banques mondiales car n'oublions pas que le secteur bancaire nous réserve encore bien des mauvaises surprises (ce qui explique pourquoi le G20 tente de s'en occuper. Source:
№2(52), 2011