Douloureuse délivrance des illusions : politique ambigüe de l'UE à l'égard de la Chine


Durant les dernières années, des changements considérables sont survenus dans la perception, par l’establishment politique, le monde des affaires et la communauté d’experts de l’Union Européenne, du miracle économique chinois, de l’initiative « La Ceinture et la Route («Belt and Road Initiative», ou BRI en anglais), des politiques intérieure et extérieure de la Chine. Cette perception est devenue significativement plus critique et hostile, ce qui se reflète dans les documents officiels de l’UE et se traduit par le durcissement des contrôles des capitaux chinois, par une vaste campagne de dénigrement de la BRI et de tout ce qui est entrepris par Beijing. La Chine, à l’accoutumée, est incriminée de l’asservissement financier des autres pays et de la perturbation de leur système économique ; on lui impute la volonté de tirer des avantages unilatéraux sous couvert d’importants projets infrastructurels, ainsi qu’un recours abusif aux méthodes de concurrence déloyale et ainsi de suite.

Une réorientation brutale de l’UE vers une politique de dissuasion de la Chine pourrait être partiellement expliquée par la pression exercée par Washington et par sa guerre commerciale, technologique et propagandiste qu’il a déclenchée pour récupérer son hégémonie dans la politique et l’économie mondiales. Cependant cette réorientation est due davantage au fait que les Européens sont de plus en plus conscients de perdre leur compétitivité sur les marchés, y compris le marché technologique, des pays de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique latine, et même sur leur propre marché européen, tandis que le modèle de croissance chinois devient de plus en plus attrayant pour un nombre croissant d’États. Cela étant, Bruxelles ne peut pas suivre les Etats-Unis les yeux fermés. Les mesures antichinoises de Donald Trump affectent aussi les intérêts européens. Bruxelles, trop faible et vulnérable, dépend de plus en plus non seulement des USA mais aussi de la Chine ; il ne voudrait pas perdre les avantages de sa coopération économique avec Beijing ni de sa présence sur le marché intérieur chinois en pleine croissance.

Par conséquent, l’UE et ses États-membres chercheront toujours à concilier l’inconciliable. Ils mèneront à la fois une politique de confinement de la Chine, constitueront un bloc avec elle afin de préserver la liberté des échanges pour eux-mêmes et intensifieront les liens économiques à leurs propres conditions. En même temps Bruxelles, Paris et Berlin essayeront d’embarquer la Russie dans ce jeu géopolitique pas très honnête ni transparent. Cependant les États européens auront un choix à faire. Et sans trop trainer.

 

UE à la croisée des chemins

Sous l’emprise de la politique active, offensive, dure et parfois même brutale de Donald Trump, l’Union Européenne, autant que les États-Unis eux-mêmes, ont commencé à reconsidérer à toute allure leur attitude à l’égard de la Chine. Pour les USA cette reconsidération est parfaitement cohérente, alors que l’UE, en tant qu’association d’États à intérêts économiques et géostratégiques divers, est éprouvée par cette évolution.

Une partie influente des élites politiques, du monde des affaires et de la communauté d’experts persistent à mettre en garde : il est inacceptable de reproduire aveuglément la politique extérieure et économique de Washington à l’égard de Beijing!

Même les Britanniques, qui ces derniers temps n’aiment pas vraiment aider l’UE, conseillent aux gouvernements européens de «ne pas prendre parti» [Beattie 2019]. D’éminents experts des Centres de recherche travaillant pour l’UE mettent en garde contre une confrontation avec la Chine. Ils soulignent notamment le fait que l’UE n’est pas une puissance du Pacifique. Contrairement aux États-Unis, elle n’a pas besoin de défendre ses intérêts militaro-stratégiques dans la région Asie-Pacifique. Et pour «atténuer l’impact négatif de l’initiative chinoise «Belt and Road» en Europe », il suffit que les États membres promeuvent de manière cohérente les principes clés de l’UE : « transparence, réglementation des aides publiques et respect des règles de concurrence » [Gros, Blocmans 2019].

Cependant, au printemps 2019, en réponse à la demande sociale, la Commission européenne et le Service européen pour l’action extérieure  ont transmis aux institutions politiques de l’UE des propositions de politique générale concernant l’Empire du milieu, qui ont été immédiatement approuvées et étoffées par le conseil européen [Document 2019].

Selon les auteurs, les considérations qui incitent l’UE à se forger une vision commune, comme ce qui s’ensuit de ses principales dispositions, représentent un intérêt pratique immédiat pour la Fédération de Russie. Dans la situation géopolitique actuelle très difficile, ces facteurs doivent nécessairement être pris en compte lors du positionnement de la Russie dans le quadrilatère Chine-Russie-UE-États-Unis.

 

Facteur « Donald Trump »

Les réflexions, les constructions doctrinales et les déclarations publiques sur la nécessité d’un confinement stratégique de la Chine se sont fermement ancrées dans la vie politique des États-Unis bien avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. La réorientation des intérêts américains vers la région Indopacifique, proclamée par Barak Obama, ainsi que les négociations (les Américains se sont emparés de l’initiative de ses négociations en 2011) avec 11 pays en développement dynamique de la région Asie-Pacifique, de l’Amérique du Nord et du Sud au sujet de l’Accord de partenariat transpacifique, sont associées à cette nécessité de dissuasion de la Chine. [Trush, 2014].

Ni le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, ni Barack Obama lui-même n’ont jamais caché que l’accord de Partenariat Transpacifique visera l’Empire du milieu [Donnan 2015]. Selon la conception des architectes de la politique étrangère américaine, la création d’une immense zone commune de libre-échange (il était hors de question d’y associer la Chine) avait pour objectif d’affaiblir la compétitivité de Beijing et de couper court à son expansion économique. L’espace commun de libre-échange a été conçu par Washington comme un système de normes et de mécanismes réglementaires établissant les règles générales du jeu, allant bien au-delà des exigences du GATT/OMC (y compris dans le domaine de la protection sociale, de la liberté de la concurrence, de la transparence du financement des entreprises d’État, de l’égalité des chances pour les secteurs public et privé, accès aux marchés publics, protection de la propriété intellectuelle), – ce qu’on appelle «la norme platine» [Trush 2014], à laquelle la Chine devrait se soumettre. L’importance, que l’administration Barack Obama accordait à cette tâche, est mise en exergue par sa priorité absolue par rapport aux négociations concernant le partenariat Transatlantique avec les alliés traditionnels des Américains au sein de l’Alliance de l’Atlantique Nord, mais surtout par le fait que les négociations sur TPP ont abouti à un accord signé par cette administration.

Toutefois ni la réorientation déclarative, ni l’accord, dont Donald Trump a commencé par se retirer, ne signifiaient, même de loin, l’annonce de la guerre commerciale, informatique et technologique que le Président a lancée en application de ses promesses de campagne. L’establishment américain n’y voyait rien d’extraordinaire. De leur côté, les dirigeants chinois ont accueilli les deux initiatives américaines avec un détachement ostensible. Les autorités officielles de l’Empire du milieu, qui avaient initialement une attitude purement négative envers le TPP, se sont par la suite abstenues de les dénigrer ou de les qualifier de menaces. En fait, les deux mesures de Washington ne représentaient pas vraiment un danger pour Beijing mais surtout un défi : des circonstances qui compliquent la conduite les affaires [Naughton … 2015]. Les secteurs de l’économie nationale orientés vers l’exportation pourraient s’en accommoder avec le temps. D’autant plus que la Chine y a répliqué sereinement en concluant un large éventail d’accords de libre-échange avec la plupart des partenaires économiques de Washington [Yuk – ping Lo 2018].

Mais des vagues successives de hausses de droits de douane sur les produits chinois, approuvées par Donald Trump [Trade 2019], des restrictions d’accès pour les entreprises chinoises à la technologie américaine, y compris la coopération avec des entreprises américaines de haute technologie, et l’imposition de sanctions à leur encontre ont radicalement changé la situation.

Premièrement, Washington est passé des déclarations, des menaces et des mesures visant plutôt à changer l’environnement international, à des «combats de nature économique» opérationnels. Et qui plus est, à des combats expéditifs, inattendus, avec de graves conséquences négatives tant pour la Chine que pour tous les autres acteurs mondiaux. C’est ainsi que les mesures prise par Trump ont été perçues non seulement par les responsables politiques, mais aussi par les marchés.

Deuxièmement, l’ampleur des «combats» a été immédiatement ressentie par l’économie mondiale : (c’était aussi un des sujets qui a été analysé en détails lors de la dernière réunion du Club de discussion international «Valdai» début octobre 2019 [XVI 2019]). Sa croissance a ralenti. L’économie a sérieusement fléchi. Selon l’OCDE, en 2019 la croissance économique mondiale aurait dû être de 2,9% contre 3,5% l’année précédente. Ce sont les pires indicateurs depuis la première crise financière et économique mondiale. L’année prochaine ils resteront au même niveau. Selon les prévisions de l’OMC, la croissance du commerce mondial ne devrait pas dépasser un misérable 1,2%. Les restrictions cumulées appliquées sur «8,8% des importations des pays du G-20, ce qui équivaut à 1,3 billion de dollars» en étaient la cause principale [Edovina, 2019].

L’activité des entreprises et les investissements ont diminué [Trade 2019]. De nombreux pays ont été touchés. Certains États dépendants des recettes d’exportation, dont l’Allemagne, ont vu se profiler à l’horizon la perspective d’une récession [German 2019]. Les États-Unis eux-mêmes – les entreprises et les consommateurs américains – ont subi des dommages. [Sandler 2019]. L’économie a ralenti. Les prévisions se sont beaucoup assombries [Voytko 2019]. Les avertissements, selon lesquels une guerre commerciale à grande échelle entre les deux économies les plus importantes du monde se terminera par une nouvelle crise économique mondiale, sont devenus de plus en plus fréquents; l’assouplissement de la politique monétaire et la mise en place d’incitations financières, qui ont fait leur effet la dernière fois, seront littéralement insuffisants pour sortir de cette crise-ci [Brunnermeier, Koby 2018; Roubini 2019; Sims, Wu 2019]. Cependant, comme c’est toujours le cas en période de cataclysmes économiques, les investisseurs ont immédiatement trouvé le salut dans le dollar et dans les titres de créance américains et d’autres titres moins risqués, ce qui démontre une fois de plus la position privilégiée des États-Unis dans l’économie mondiale et le rôle exclusif de la monnaie américaine.

Troisièmement, des actions fermes et vigoureuses contre la Chine ont fait réfléchir sur leur attitude à son égard tous les groupes de l’establishment américain, toutes les strates de la société.

En réalité, ils se sont consolidés sur la plate-forme antichinoise malgré leurs différends les plus profonds au sujet de l’agenda politique national. Les assurances de certains auteurs américains, même très réputés, qui estiment qu’un front uni est nécessaire non pas contre la Chine, mais contre Donald Trump, et considèrent que l’UE, soutenue par la Russie, l’Inde et la Chine, «est capable de faire face aux menaces de sanctions extra-territoriales» [Sachs/ Sax 2019], ces assurances-là n’ont aucun rapport avec la réalité.

Quatrièmement, tous les alliés des États-Unis et tous les pays appliquant le principe d’équidistance se sont vu contraints à prendre leur parti. Les premiers concernés étaient l’Union Européenne et ses États-membres. Ils se sont précipités, Berlin en particulier, à reconsidérer leur attitude envers la Chine. Des rapports des associations des entreprises européennes, publiés les uns après les autres, ont commencé à exiger de s’opposer fermement à l’expansion économique de Beijing. Ainsi, en janvier 2019 la Fédération de l’industrie allemande a-t-elle invité Bruxelles et Berlin à prendre un large éventail de mesures, y compris 54 mesures spécifiques, en réponse au «défi lancé par l’économie chinoise dans laquelle l’État occupe une position dominante» [Ishikawa 2019].

Quoique la réaction des Européens n’ait aucunement impressionné les milieux gouvernementaux américains ni la communauté d’experts. Les USA ont estimé que les Européens auraient pu exprimer leur solidarité de façon plus distincte, claire et explicite. Donald Trump a carrément accusé les Européens d’abuser des États-Unis, de les doubler sournoisement et de leurrer les Américains « encore mieux que les Chinois » [Khlebnikov 2019].

Comme en témoignent de grands experts américains, à Washington on a même adopté un avis selon lequel on ne pourrait surtout pas compter sur l’UE dans son état actuel de désarroi et d’incertitude : comme les Européens ne risquent probablement pas de renoncer fermement aux promesses de l’Empire du milieu, il faudrait donc pour mener la guerre contre la Chine tabler sur le travail avec des pays pris individuellement [What 2019].

La visite en Chine du 5 au 7 septembre 2019 d’Angela Merkel, accompagnée d’un groupe important d’entrepreneurs allemands, contre lequel le département d’Etat américain a activement mis en garde ses collègues de Berlin [What about 2019], n’a fait que renforcer la méfiance ressentie par Washington envers ses alliés européens [Huotari 2019]. D’autant plus que cette visite est devenue une sorte de réponse à la proposition de Xi Jinping en trois points qu’il a soumise à Angela Merkel lors d’une rencontre bilatérale à Paris fin mars 2019. Xi Jinping l’a alors invitée (1) à renforcer la coopération entre les deux pays de manière à ce qu’elle devienne un modèle pour tous les autres ; (2) à la transformer en un moteur de l’approfondissement des liens entre l’UE et la Chine en tant que «deux forces principales de la stabilité mondiale» ; (3) à se battre conjointement pour la préservation du multilatéralisme [Xi 2019].

D’autant plus que le principal secteur de l’économie allemande – l’industrie automobile – dépend aujourd’hui davantage des ventes sur le marché chinois que sur le marché américain. Pour Berlin «vendre le plus grand nombre possible de voitures sur le marché chinois» est plus important que n’importe quoi d’autre, déclarent sans ambages des politiciens allemands aussi réputés que Wolfgang Ischinger [Jennen, Donahue, Delfs 2019]. En outre, l’Allemagne est presque le seul pays (à l’exception du Japon) à avoir un excédent commercial avec l’Empire du milieu: le volume total des échanges commerciaux en 2018 s’est élevé, selon certaines sources, à 195 milliards de dollars au moins [Jennen, Donahue, Delfs 2019] ; selon d’autres sources, il a dépassé 223 milliards de dollars, soit 199 milliards d’euros [Germany  2019]. Pour la troisième année consécutive, la Chine reste pour l’Allemagne le plus grand partenaire commercial au monde; au cours de cette période, selon des sources chinoises, les investissements allemands dans l’économie chinoise ont augmenté de 140% : ces chiffres sont très impressionnants [Xi 2019]. Alors que l’économie allemande est au bord de la récession et que les marchés extérieurs dont elle a besoin perdent en fiabilité et se réduisent, c’est infiniment précieux [Elmer 2019].

Mais c’est sans doute la visite officielle du président français Emmanuel Macron à Beijing début novembre 2019, à la tête d’une délégation représentative d’industriels et d’entrepreneurs français et allemands, qui a provoqué encore plus de méfiance de la part des autorités officielles de Washington et de la communauté d’experts américains. Les États-Unis préféreraient que le facteur européen n’affecte en aucune façon les concessions en leur faveur que les Américains « décrochent » auprès des dirigeants chinois [Ciobanu 2019].

Pour l’establishment politique des États-Unis, le principal message de cette visite n’est pas passé inaperçu: d’après des sources européennes, l’Europe unie, dont Paris se veut (au mépris de la pratique antérieure) être un porte-parole [Trump trade 2019] [Pennetier, Rose 2019], «ne souhaite pas être impliquée dans une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine» [Macron visits 2019]. Tout comme elle ne veut pas être impliquée dans une guerre technologique qui n’est pas la sienne, ni dans aucune autre guerre; elle veut en revanche profiter du fait que la Chine sera de plus en plus contrainte à ouvrir son économie et à interagir avec le reste du monde [Davis 2019] . Pour Paris, il est particulièrement important d’inciter Beijing à croire que les pays de l’UE sont capables de parler d’une seule voix et d’offrir aux entreprises étrangères des opportunités plus favorables pour travailler sur leur marché intérieur, car, contrairement à l’Allemagne, la France a un déficit commercial considérable avec Beijing : il s’élève à 32,5 milliards de dollars par an [Ciobanu 2019].

 

Montée du sentiment antichinois aux États-Unis

Aux États-Unis-mêmes, des actions pratiques contre la Chine ont conduit à une croissance rapide des sentiments antichinois et à leur consécration publique [Swanson 2019]. Donald Trump lui-même en a donné l’exemple, accusant à plusieurs reprises Beijing d’avoir élevé la fraude au rang de politique publique et d’avoir de cette façon arnaqué les États-Unis pendant de nombreuses années [Murray 2019; Khlebnikov 2019].

En ce qui concerne la nécessité de rabattre le caquet à la Chine, de la mettre au pas et de la remettre à sa place, un consensus inter-partis inconditionnel s’est formé, soutenu par les économistes américains et le reste de la communauté d’experts [Edel, Lee 2019]. L’idée que la stratégie précédente à l’égard de la Chine était profondément erronée, aussitôt est devenue dominante. Comme le prétend désormais un groupe de plus en plus représentatif de sinologues américains (dont Jonathan Ward, auteur du livre China’s Vision of Victory. [Ward 2019], ou encore Daniel Wagner, auteur de » China’s Crusade to Create a World in its Own Image » [Wagner 2019]), les États-Unis, de leurs propres mains, se sont créé un ennemi qui est presqu’aussi puissant qu’eux-mêmes.

Ils lui ont bâti une économie moderne efficace, ils l’ont armé des technologies les plus avancées, ils lui ont tout appris ; mieux que cela: ils ont forgé la base de sa transformation en hégémonie mondiale sur le plan militaire également.

La fondation américaine « Héritage » (Heritage Foundation) dans ses prévisions pour 2020 et les années suivantes, s’exprime à cet égard de façon très concluante [2020 Index 2019]. La compréhension du fait que la Chine est l’antipode de tout ce en quoi croit l’Amérique et de tout ce qu’elle affectionne, est venue avec un retard monstrueux. Mais ce n’est pas trop tard : Beijing peut et doit être arrêté. Il faut viser ses points sensibles. Les débats les plus animés ne portent plus sur les objectifs de confinement stratégique de la Chine, mais sur le choix entre les outils de guerre à abandonner et ceux à utiliser [Mauldin 2019 a].

Ainsi, tout le monde convient qu’en ce qui concerne la violation des droits de propriété intellectuelle, il faut exiger, et le plus rigoureusement possible, des comptes à la Chine. Par contre, l’acceptabilité et la rationalité de l’augmentation des taxes douanières sur les marchandises importées et, en général, la priorité des objectifs de réduction du déficit commercial, sont remises en question. Puisque s’il n’y a pas de déficit commercial, le dollar ne pourra pas continuer à jouer le rôle de monnaie principale de réserve mondiale. Les effets négatifs du déficit commercial sont totalement compensés par l’investissement dans les titres de créance américains. Les droits de douane pénaliseraient peut-être les Chinois, mais ils pénaliseraient aux mêmes titres les consommateurs américains et les entreprises américaines qui créent de la valeur ajoutée à l’étranger [Mauldin 2019 a].

Il faut continuer à avancer dans les domaines où on a déjà réussi à persuader Beijing à faire des concessions. À la fin de 2019, la Chine avait promulgué une nouvelle loi sur la protection des investissements étrangers, qui a été bien accueillie ; elle a amélioré les conditions de financement du commerce extérieur et de l’assurance-crédit; elle a levé le plafonnement des droits de propriété pour les étrangers dans la gestion des avoirs et dans l’industrie automobile ; elle a augmenté les quotas d’importation exempte de droits de douane pour certains produits agricoles. En outre, les autorités officielles se sont engagées à assurer la stabilité du yuan par rapport au panier de devises convertibles, à prendre des mesures concrètes pour renforcer la protection de la propriété intellectuelle, etc. [Orchard 2019].

Au sein de plus de deux douzaines de candidats à la nomination du Parti démocrate à la présidence des États-Unis pour le prochain mandat, qui sont majoritairement des millionnaires et des multimillionnaires [Alexander 2019 ; Dan 2019], seul Joe Biden est considéré comme un partisan de la «politique douce» à l’égard de Beijing. Tous les autres se sont montrés adeptes de mesures aussi sévères voire plus, que celles auxquelles Donald Trump a déjà eu recours [Rapoza 2019].

Un consensus semble se dégager à vive allure: la «guerre froide» avec la Chine sera longue [Mauldin 2019 b], en tout cas, des groupes de pression à profil adéquat ont déjà vu le jour [Swanson 2019]. Les analyses des spécificités de la guerre froide avec la Chine sont devenues coutumières [Chine 2019]. Comme le sont devenues « les histoires d’horreur » relatant les plans secrets de Beijing visant à affirmer sa domination mondiale d’ici 2049 y compris dans la sphère militaire [Mauldin 2019 c]. Même le terme spécial de «guerre froide technologique» a été créé à cet effet [Forecast 2019].

 

Dans le sillage de la politique américaine: la fragilité des positions de l’UE face à la confrontation croissante avec la Chine

Dans une situation de politique extérieure radicalement transformée, l’UE et ses États membres, liés aux États-Unis par des obligations d’alliés et totalement dépendants d’eux, n’avaient pas de marge de manœuvre, même si on a toujours très envie de se bercer d’illusions [Jennen … 2019]. Ils auraient dû, d’une manière ou d’une autre, se solidariser avec les États-Unis, soutenir toutes les accusations que ces derniers avaient portées contre Beijing, formuler leurs propres revendications et définir des mesures pour freiner l’expansion de la Chine, des mesures auxquelles ils auraient eu recours soit en gardant un œil sur la Maison Blanche soit de façon tout à fait autonome.

Il serait exagéré de dire que les actions de l’UE contre la Chine ne sont qu’une réaction au début des «hostilités» des États-Unis contre elle, ou que l’UE ne fait que suivre son allié et son «guide» plus puissant. Indépendamment de Washington ou de concert avec lui, l’UE a commencé à repenser son attitude envers la Chine il y a déjà quelque temps. L’UE s’est engagée dans cette voie car elle se sentait perdre de plus en plus de terrain dans le jeu de la concurrence avec Beijing, et elle a vraiment pris peur pour ses positions et son influence à travers le monde, et même sur son propre territoire.

Jouissant d’une domination illimitée dans le domaine de l’information, l’UE s’est tout d’abord efforcée d’inverser l’opinion publique et l’état d’esprit du milieu des affaires du continent, pour que leur émerveillement par des opportunités illimitées de tirer profit des liens économiques avec la Chine et de l’exploitation de sa main-d’œuvre bon marché cède sa place à une perception essentiellement critique et négative. Disposant de leviers efficaces d’influence financière et psychologique sur la communauté d’experts, l’UE l’a complètement réorientée en seulement deux ans vers la recherche d’arguments qui prouveraient que la Chine est hostile aux valeurs occidentales, cherche à asservir tout et tous et ne réussit que par la tromperie, la concurrence déloyale, l’utilisation des mécanismes de corruption et par le pillage pur et simple. En conséquence, de la complaisance et de la connivence à l’égard la Chine et des entreprises chinoises, il est grand temps de passer au contrôle le plus strict de leurs activités et au rappel à l’ordre.

Ce genre de «reconversion» des spécialistes de l’UE, quel que soit leur profil, est explicitement perceptible lors de nombreuses conférences internationales, ainsi que dans le cadre de dialogues bilatéraux avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Pologne et d’autres pays de l’UE. Il y a quelques années, ces spécialistes défendaient une vision totalement différente.

Maintenant ils font presque du copier-coller en présentant à Beijing une quantité incommensurable de réclamations, en révélant ses «plans secrets» d’asservissement des peuples asiatiques, européens et tous les autres, en démystifiant tout ce que la Chine fait pour d’autres pays, en la dénonçant par tous les moyens.

Outre le facteur Donald Trump et l’intensification de la confrontation entre Washington et Beijing, il existe effectivement de nombreuses raisons qui ont forcé les dirigeants de l’UE, les élites politiques et les entreprises à changer de cap dans les relations avec l’Empire du milieu. Ces raisons produisent un effet cumulatif. Dans certains cas, elles sont nourries par la crainte de la promptitude, de l’ampleur et de l’envergure de l’expansion économique de la Chine; dans d’autres, par les craintes associées à leur propre faiblesse et lenteur face aux changements en cours; ou encore par mécontentement face aux conditions de l’exercice de l’activité, imposées par Beijing , et face aux méthodes de concurrence qu’il utilise ; ou bien par l’insatisfaction suscitée par les retombées de la coopération avec la Chine et par la répartition des bénéfices perçus par l’UE et l’Empire du milieu.

Pendant un quart de siècle, toutes les entreprises des pays de l’UE ont tiré des superbénéfices exceptionnels de la main-d’œuvre bon marché chinoise. C’est une réalité objective, que cependant les Européens ignorent sciemment. Ils «sentent qu’ils ont été naïfs au cours des 10-15 dernières années: ils ont donné beaucoup plus à la Chine qu’ils n’en ont reçu»,- a constaté la réunion du Club international de discussion « Valdaï » début octobre 2019. [ Сможет  2019].

L’UE et ses États membres entretiennent traditionnellement des relations très étroites avec les pays d’Amérique latine, pour lesquelles l’Espagne et le Portugal leur servent de courroie d’entraînement. Pendant longtemps, et surtout depuis le départ de la région de l’Union soviétique, à part ces deux pays et, naturellement, les États-Unis, il n’y a eu personne dans cette région. Durant les deux dernières décennies, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et les pays d’Amérique latine a été multiplié par dix. Pour beaucoup d’entre eux, la Chine est devenue le, ou l’un des principaux partenaires commerciaux, investisseurs et créanciers. Lors de la période qui a suivi la première crise financière et économique mondiale, ce n’est qu’en s’appuyant sur Beijing qu’ils ont pu s’affranchir de la lourde tutelle du FMI à clauses restrictives [Razumovski et autres, 2019].

En Afrique, le tableau des changements est encore plus spectaculaire. La Chine est devenue un acteur de référence dans presque toutes les régions du continent. Partout elle construit, bâtit, crée, modernise. Beijing est attendu partout avec impatience, on compte sur lui en tout lieu. Les sommets de la Chine avec la totalité des pays africains sont devenus une tradition. Nombre d’entre eux sont convaincus que dans les années 2000 et 2010 la Chine a fait plus pour le continent que l’UE et les États-Unis réunis dans toute l’histoire de l’aide internationale au développement.

Les monarchies du Golfe Persique, les grands et moyens pays du Moyen-Orient et de l’Asie centrale ont tous réorienté leur fourniture d’hydrocarbures et autres produits d’exportation traditionnelle vers le marché chinois à la place des marchés de l’UE et des États-Unis. Ils voient Beijing comme un partenaire plus fiable et plus prometteur. Ils sont bien conscients que l’UE et les États-Unis vont réduire leurs achats. La Chine, quant à elle, va les augmenter. Même le client américain traditionnel comme l’est l’Arabie Saoudite réoriente ses liens économiques vers l’Empire du milieu [Neuhauser 2019].

En Asie du sud-est, la région la plus dynamique de la planète, la présence de l’UE est tout bonnement minime. Son influence ne se ressent même pas. Alors que la Chine depuis longtemps y incarne une hégémonie régionale, un astre économique et politique, autour duquel tous les autres pays tournent comme des planètes. Si même les entreprises japonaises ne sont pas en mesure de concurrencer les chinoises, que dire des entreprises européennes? Le gouvernement japonais est si profondément préoccupé par l’éviction de ses entreprises des marchés que, pour contrer Beijing, il a lancé un programme spécial «Vision libre et ouverte de la région indopacifique» [Brawn].

Une histoire semblable à celle d’autres régions, se reproduit en Europe, pour l’instant de façon un peu atténuée. Depuis la désintégration de l’URSS, puis de la Yougoslavie fédérale, Bruxelles a pris l’habitude de considérer les Balkans comme son fief. Bruxelles partait immuablement du fait que leur «avenir européen» était prédéterminé, et il n’y avait pas, et ne pouvait pas y avoir, de concurrents dans la région. Maintenant, ce n’est plus le cas. Tous les pays des Balkans sont intéressés par la Chine. Elle achète des ports et des aéroports, construit des voies ferrées et des autoroutes, crée des hubs de transport, utilise dans sa totalité la région que Bruxelles a laissée en état de jachère juste pour s’en servir en tant que point d’entrée en Europe. [Entina, 2018]

En ce qui concerne la Nouvelle Europe, Bruxelles a réussi ce que seuls les États-Unis arrivent généralement à perpétrer: sans se fixer un tel objectif, il est parvenu à faire éclater l’espace économique et politique unique de l’UE et à dresser les deux parties de l’Union l’une contre l’autre. Le noyau de l’UE, rassemblé autour de l’Allemagne, a tenté de «casser» le format de coopération avec l’Europe de l’Est «1 + 16» créé par Beijing, mais n’y est pas parvenu. Les pays d’Europe de l’Est ont répondu qu’ils ne prendraient au sérieux les réclamations, qui leur été adressées, qu’à condition que l’UE puisse leur garantir des investissements et des crédits comparables, ainsi que des apports dans la construction et les infrastructures, et que l’Union soit prête à lancer des projets de développement de même ampleur. Rien que cela ne pouvait que monter Bruxelles contre Beijing [Jennen … 2019].

A Bruxelles, Paris et Berlin, ils ne peuvent manquer de voir l’autre aspect : même avec un certain retard, les projets économiques, les investissements et les crédits ont été suivis par un accroissement de l’influence politique et militaire-stratégique, par l’établissement de relations particulières avec les milieux gouvernementaux et l’establishment, par l’attractivité croissante, pour les jeunes, de la formation et du travail en Chine et avec elle [Leboeuf 2019].

L’UE n’a pas beaucoup d’arguments pour concurrencer la Chine. Les entreprises européennes engagées dans les secteurs de la production, des services et des finances, sont moins dynamiques et proactives que les entreprises chinoises, pas aussi innovatrices, réagissent plus lentement à l’évolution rapide des besoins du marché.

Selon des sources fiables, les entreprises européennes sont à la traîne dans la prise en main des nouvelles technologies et méthodes modernes d’information et de communication de gestion des affaires, ce qui est devenu une révélation décevante pour la classe dirigeante de l’UE. Comparées aux entreprises chinoises, les européennes perdent quant à leur taille, l’ampleur de la production de masse, le rythme de diversification et de conquête des marchés. En s’installant en Chine, elles deviennent fortement tributaires du bon vouloir des autorités chinoises, d’une réglementation légale pas toujours transparente et accessible et – ce qui a des conséquences majeures – elles sont obligées de divulguer et de transférer les technologies utilisées. (A vrai dire, comme le révèlent en toute confidentialité les dirigeants des entreprises européennes, il ne faut pas surestimer les conséquences du transfert de technologiques. D’une part, le marché chinois «vaut bien une messe». D’autre part, si la technologie peut être transférée, vous pouvez alors vous en séparer sans douleur).

Mais ce n’est pas tout. Le business européen, même lorsqu’il est ostensiblement subventionné, bénéficie d’un soutien beaucoup plus faible de la part de l’État et de l’UE, que le business chinois. D’autant plus que l’UE et ses États-membres ont des possibilités limitées pour appuyer financièrement les compagnies européennes. Tout au long des années 2010, ils se sont volontairement mis dans le carcan d’une politique d’austérité qui a entravé aussi bien la demande que les possibilités d’investissement budgétaire. La Chine, au contraire, a habilement utilisé un modèle de développement économique sur base de rétrocession de prêts; actuellement tout le monde pousse la Chine à s’en séparer en expliquant que son potentiel est épuisé, et ce depuis déjà de nombreuses années [Yu 2019]. Plusieurs centaines de milliards de dollars ont déjà été dépensés pour la mise en œuvre de l’initiative « La Ceinture et la Route ». Il est prévu d’y allouer presque mille milliards de dollars, ou même plus: jusqu’à 4-8 billions.

Pour être extrêmement bref, comme l’aiment les plus célèbres politologues américains de Stanford et Harvard, à l’instar de Niall Ferguson, qui travaille dans les deux universités, «les Européens sont faibles autant militairement que technologiquement» (“The Europeans are both militarily and technologically weak”) [What 2019]. Hans-Joachim Spanger, chef du groupe scientifique et membre du comité exécutif de l’Institut de Francfort d’études mondiales, est encore plus catégorique : « Du centre de la politique mondiale, l’Europe s’est déplacée vers sa périphérie » (“Europe has moved from the center of world politics to the periphery”) [Spanger 2019].

Toutes ces nombreuses déclarations conduisent logiquement à la conclusion que le capitalisme contrôlé par l’État, dans le cadre d’un système politique à parti unique de type chinois, gagne dans la compétition avec les «démocraties européennes éclairées». Il ne reste qu’un pas à franchir pour arriver à une hypothèse encore plus insolente selon laquelle, à ce stade du développement historique, le capitalisme autoritaire est plus rationnel, plus efficace et plus prometteur.

Il n’y a pas de tâche plus urgente pour l’UE que d’empêcher les Européens et tous les autres peuples de le franchir, ce pas. C’est une question d’estime de soi, de survie, de choix existentiel. L’UE a enfin compris que la Chine ne représente pas seulement un défi auquel il faut répondre de manière appropriée dans le contexte du paradigme existant des relations internationales: Beijing offre à tous une véritable alternative au modèle de développement économique, social et politique de l’Ouest, qui, si les tendances antérieures persistent, conduira à une réforme profonde de l’économie et des politiques mondiales. Beijing offre à tous une véritable alternative au modèle occidental de développement socio-économique et politique, qui conduira à un reformatage fondamental de l’économie et de la politique mondiales, si les tendances actuelles persistent.

Dès lors, depuis le printemps 2019, le Conseil Européen et la Commission Européenne qualifient la Chine d’« adversaire systémique » et proposent de faire tout ce qui est nécessaire pour qu’une telle alternative ne se réalise pas [Document 2019]. Les associations des entreprises européennes, notamment allemandes, la qualifient de « concurrent systémique » [Jennen … 2019]. Du moins les appels officiels à se battre contre la Chine « pour l’influence dans les régions d’une importance cruciale ou pour les ressources » ne soient pas lancés : c’est l’apanage des politiciens à la retraite [ Ma ca es 2019] , des parlementaires toujours plus francs et des représentants de la communauté d’experts. Ainsi, en 2018, dans le cadre du Dialogue de Saint-Pétersbourg, ce sujet n’a même pas été abordé. À partir de 2019, chaque prise de parole des intervenants allemands, quel qu’en soit le sujet – reconfiguration des relations internationales, sécurité ou sauvetage de l’économie mondiale – est précédée par un rappel des menaces générées par la politique étrangère et intérieure de Beijing.

 

Contours généraux de la contre-attaque de l’UE sur la position de la Chine

Une contre-offensive a été lancée par Bruxelles sur trois axes prioritaires.

Dans le domaine de l’information : sous le couvert d’une évaluation impartiale des intentions et des pratiques de l’Empire du milieu et, surtout, de son projet « La Ceinture et la Route », Bruxelles progresse efficacement vers la réalisation de ses objectifs de discréditer Beijing, ses politiques intérieure et extérieure, ses projets et ambitions.

Dans le domaine de la réglementation et du normativisme : afin de déjouer le projet « La Ceinture et la Route », Bruxelles a formulé sa propre politique, présentée en septembre 2018, d’interconnexion entre l’Europe et l’Asie. L’essentiel de cette politique consiste à imposer aux pays de la Grande Eurasie des règles de jeu différentes de celles que suivent la Chine, la Russie et les États-Unis. Selon le concept de ses services stratégiques, l’UE devrait jouer la carte de l’ordre international basé sur les règles que Beijing actuellement enfreint sans vergogne (certes, comme les États-Unis et la Russie, mais … d’une autre façon) [Joint 2018]. Par « les règles » on entend, bien évidemment, les règles de l’UE.

Les eurocrates essayent de noyer le poisson. Les experts, eux, se dispensent de la diplomatie excessive. Jacopo Maria Pepe du Centre de Robert Bosch énonce explicitement : ces règles contrent « la vision russe de la Grande Eurasie, y compris l’Union économique eurasiatique en tant que son expression institutionnelle, ainsi que l’initiative chinoises « La Ceinture et la Route’». Comparées à elles, les deux conceptions sont « alternatives et concurrentielles ». Quant aux règles elles-mêmes, l’expert les définit comme «un modèle libéral basé sur des règles de l’UE, qui est de moins en moins respecté dans le monde, et qui reste un atout significatif uniquement pour elle-même » [Pepe 2019].

Bruxelles est déjà en train d’essayer le rôle sinon de Cerbère, du moins celui d’arbitre suprême de l’ordre mondial. Par exemple, l’UE a évalué la déclaration du Ministère des finances américain du 5 août 2019, accusant la Chine de «manipulation de devises», de façon foncièrement négative. Il a été noté avec inquiétude que les Américains avaient émis une telle qualification sans aucun lien avec les critères qu’ils utilisaient habituellement, rompant ainsi délibérément avec les exigences fondamentales de la primauté du droit. Dans le même temps, Bruxelles a également «blâmé» Beijing en l’accusant de ne pas avoir pris les mesures appropriées contre la dépréciation de la monnaie chinoise (rien qu’en août son taux a baissé de 4%).

La communauté d’experts est allée encore plus loin. Les spécialistes de l’Institut royal des relations internationales se sont empressés d’avertir les autorités de l’Empire du milieu qu’en procédant à une dévaluation rampante du yuan en réponse à l’augmentation des droits douaniers à laquelle Donald Trump a eu recours, ils l’ont poussé à une escalade supplémentaire. Surtout que déjà en mai 2019, Washington a prévenu qu’il ne se sentait pas être lié par ses propres règles [Lubin 2019].

Dans le domaine de la politique opérationnelle et de l’économie , l’UE a apparemment l’intention d’agir de trois manières. D’une part, partout où cela lui sera profitable, elle aura recours à des mesures antichinoises et limitera les possibilités de l’Empire du milieu, agissant comme un seul bloc d’États, même si jusqu’à présent il n’y soit pas vraiment parvenu [Xu 2019]. D’autre part, Washington essayera, par tous les moyens, de convaincre Beijing de ses sentiments amicaux, de son intention de créer pour le capital chinois les conditions les plus favorables à la conduite des affaires, de sa volonté de résister conjointement à la politique visant à porter atteinte au multilatéralisme. Troisièmement, Washington tentera d’utiliser de manière créative l’expérience chinoise de l’expansion économique, en mettant progressivement l’accent sur la mise en œuvre de projets dans le domaine de l’économie réelle et de la prestation de services, y compris financiers.

En ce qui concerne la politique mondiale et les relations internationales, l’UE rejoindra, bien évidemment, la coalition antichinoise, que Donald Trump est en train d’échafauder (d’ailleurs, implicitement, elle l’a déjà fait). De plus, l’UE profitera des actions extrêmes de Washington pour essayer d’obtenir, sous leur couvert, davantage de concessions de Beijing [Cartledge 2019]. En même temps, elle s’efforcera d’agir avec le plus de prudence possible afin de ne pas être entraînée dans une « guerre d’autrui », qui pour l’instant reste uniquement économique, et de ne pas être tenue pour responsable des actes inconsidérés et illicites des Américains. En même temps, l’UE créera sa propre coalition qui lui permettrait de renforcer sa position internationale, de laisser les autres régler les problèmes qui la concerne, et de priver Beijing d’alliés fiables.

Les grandes lignes de la campagne de Bruxelles visant à discréditer la Route de la soie ont été si fréquemment exprimées dans l’espace médiatique que presque personne n’assumera la responsabilité de les distinguer d’une position impartiale en Occident. L’opinion publique européenne y croit et ne les remet même pas en cause. Pour la communauté d’experts, ces grandes lignes sont devenues le point de départ de toute recherche. A présent, l’ensemble des thèses ressemble à peu près à ceci.

Malgré les espoirs, exprimés antérieurement, d’une évolution vers l’ouverture et la démocratie, le régime communiste totalitaire en Chine est resté immuable [Jennen … 2019]. Au cours de ces dernières années, il est devenu encore plus intolérant à toute fronde et à toute dissidence. De ce fait, la Chine reste un étrangleur de libertés et du droit de l’individu de disposer de sa personne. Elle défendra toujours des valeurs hostiles aux valeurs occidentales et poursuivra toujours des objectifs différents de ceux qui sont en corrélation avec ces valeurs.

T outes les promesses de rendre son économie plus ouverte et de créer des conditions équitables pour les entreprises étrangères ne sont faites principalement que pour jeter de la poudre aux yeux. En réalité Beijing, au contraire, renforce le soutien des entreprises publiques, leur accorde de plus en plus de privilèges en leur garantissant un accès exclusif aux contrats gouvernementaux au détriment d’autres acteurs du marché et en retardant par tous les moyens la prise de décisions relatives à la liberté de l’activité économique et à la protection réelle de la propriété intellectuelle d’autrui. La situation est devenue à tel point intolérable ces derniers temps que la chambre de Commerce de l’UE en Chine, dans l’un de ses derniers rapports, a même exhorté Bruxelles à prendre des mesures symétriques plus drastiques contre Beijing [Wu 2019].

L’initiative « La Ceinture et la Route » et toutes les mesures entreprises dans son cadre – travaux de construction, projets d’infrastructure, etc. – font simplement semblant d’être de nature économique. En réalité elles jouent un rôle politique considérable. Pas à pas, sans forcer, sans conditionnalité occidentale ni messianisme, Beijing, par le biais de l’économie et des injections financières, soumet à son influence les pays de transit et les partenaires commerciaux. Assistance, projets d’infrastructures, prêts, investissements – absolument tout est utilisé pour qu’on devienne dépendant de lui. Beijing s’attache le business local et les élites politiques. Il vassalise des pays et des peuples par le biais de crédits conditionnés, les oblige à ouvrir leurs marchés aux produits chinois, à voter dans les organisations internationales en fonction des intérêts chinois, à lui remettre des parts de choix de leurs économies et infrastructures. La construction par Beijing de la première base militaire hors de son territoire en échange d’une restructuration de la dette en est un exemple.

La Route de la Soie ne profite vraiment qu’aux Chinois eux-mêmes. Elle permet de remplir les cahiers de commandes de l’industrie chinoise excédentaire, d’élargir les champs d’application des capitaux chinois excédentaires, de faire travailler le personnel chinois à l’étranger, soulageant ainsi la pression colossale sur le marché national du travail. Les partenaires de Beijing ne reçoivent que des miettes.

Dans le cadre de la Route de la Soie tout ou presque se fait de manière opaque. Les règles de base d’une concurrence loyale sont faussées de manière flagrante. Le niveau de contrôle de qualité est faible. Tous les schémas « opaques » possibles, tous les modèles de corruption etc. sont à l’honneur.

Il est évident que dans ce contexte l’impératif de créer un vaste espace transrégional ou multirégional, fondé sur des règles claires, transparentes et minutieusement calibrées, est devenu le pilier de la politique européenne d’interconnexion entre l’Europe et l’Asie. D’une manière générale, Bruxelles a plaidé pour la construction d’un ordre basé précisément sur ces règles. Tant à Moscou qu’à Beijing, de telles revendications ont été accueillies très froidement, car il existe la Charte des Nations Unies et le droit international commun développé conjointement, qui doit lui être parfaitement conforme, les deux formant ensemble la colonne vertébrale de l’ordre mondial contemporain. Il est impossible de saisir sur quel genre d’ordre insiste l’UE. D’autant que les formulations abstraites qu’elle a utilisées peuvent être interprétées de différentes manières, et que les documents officiels du Conseil Européen, du Conseil de l’UE et de la Commission Européenne ne fournissent pas les précisions nécessaires. Mais que pour la communauté d’experts c’est un secret de Polichinelle [Pepe 2019].

L’ambiguïté de l’exigence avancée par l’UE, selon laquelle les projets économiques en Grande Eurasie doivent être réalisés en conformité avec un certain nombre de règles, dont elle se réserve la définition, lui confère une liberté de manœuvre exceptionnelle. On ne peut que rêver d’une telle liberté d’appréciation. D’une part, Bruxelles confirme que dans le cadre de sa juridiction il appliquera sa propre loi, qui remplace et supplante la loi internationale, dans l’interprétation de laquelle il jouit en outre d’un monopole absolu.

D’autre part, l’UE revendique qu’en dehors de sa juridiction soient appliqués les dispositions de son droit interne, ses normes techniques et ses principes de droit puisqu’ils sont mieux conçus, plus élaborés, et ainsi de suite. Cela découle notamment des accords sur « association plus », ou sur le partenariat et la coopération élargis, que l’UE a conclus avec l’Ukraine, la Moldavie, l’Arménie, le Kazakhstan et d’autres pays, ainsi que des accords de « libre-échange plus » dans lesquels en réalité les dispositions de libre-échange ne servent que de point de départ.

D’un autre côté, l’Union européenne donne à entendre que les règles standards de libre-échange, de concurrence loyale, de protection de la propriété intellectuelle, d’accès aux marchés, etc., devraient s’appliquer tout au moins lors du choix des titulaires des contrats et des marchés publics, lors de l’identification des partenaires commerciaux, de la mise en œuvre des projets d’énergie, d’infrastructure ou de tout autre projet. Ceux qui font du lobbying en faveur de cette approche, expliquent que l’UE continuent à collaborer avec la Chine dans les domaines où elle respecte les règles en question ; en revanche là ou Beijing contrevient à ces règles, Bruxelles impose des mesures de riposte aussi strictes que possible [ Macaes    2019]. De cette façon l’UE se désigne elle-même comme contrôleur de l’application des règles et comme instance de vérification, et rend légitime la situation qui lui permet d’introduire de l’incertitude dans tout accord économique, y compris accord à l’amiable et accord de fiducie, entre la Chine, la Russie et les pays tiers de l’immense super-région, et ce par voie d’arbitrage ou au moyen de contestation juridique et même politique.

D’ailleurs Bruxelles est déjà en train d’appliquer la politique de « mains libres » en question. Les résultats de la mise en pratique d’un tel volontarisme politico-juridique sont mis en exergue à travers les exemples d’une récente extension du Troisième paquet énergie aux principaux pipelines allant vers l’UE par les eaux internationales, et ce par imposition, délibérément arbitraire, de mesures antidumping ou par application de sanctions ; pourtant la juridiction européenne ne s’applique pas à ces pipelines, ne peut et ne doit pas y être appliquée.

Un autre épisode de la guerre des sanctions perpétuelle que l’UE a déclenchée contre les pays et les producteurs par rapport auxquels elle n’est pas compétitive (et ce bien avant que Donald Trump ne la transforme en routine quotidienne) c’est une augmentation en août 2019 des droits de douane sur les vélos mécaniques fabriqués en Chine. Ils ont été d’emblée relevés jusqu’à 48,5% au nom de la protection du marché intérieur. Avant cela, des droits de douane sur les vélos électriques de fabrication chinoise avaient aussi été relevés, ce qui a suscité une franche indignation de Beijing. Et cela en dépit du fait que sur les 18 millions de vélos achetés chaque année par les citoyens de l’UE, les importations en provenance de Chine ne représentent que 4%. Des taxes draconiennes similaires ont été aussi imposées sur les vélos importés d’Indonésie, du Cambodge, de Malaisie, du Pakistan, de Tunisie, des Philippines et du Sri Lanka [EU 2019].

L’accroissement récent des restrictions imposées à l’acquisition d’entreprises européennes par des capitaux chinois et le durcissement des conditions d’investissement sur le territoire européen, mis en application en décembre 2018 par l’Allemagne et calqués par Bruxelles en avril 2019, ont eu un impact particulièrement néfaste sur les relations entre Bruxelles et Beijing. En conséquence, les investissements chinois en Allemagne au cours du premier semestre 2019 sont tombés presque à zéro (diminution de 95%), tandis que les investissements européens et, en particulier allemands, au contraire, ont augmenté de manière significative (de 80% pour les investissements allemands) [What about 2019]. Au cours des six premiers mois de 2019 les entreprises chinoises n’ont investi que 9 milliards de dollars dans l’économie de l’UE, contre 50 milliards pour la même période en 2017 [Elmer 2019]. Dans cette optique, l’une des tâches les plus importantes de la visite d’Angela Merkel en Chine du 5 au 7 septembre 2019 était de persuader Beijing de ne pas refuser la signature d’un accord bilatéral global avec Bruxelles sur la réglementation des investissements, un accord sur lequel les parties planchent depuis plus de cinq ans; une autre tâche primordiale était de parvenir à un accord en vue de tenir un sommet bilatéral UE-Chine à Berlin en 2020 pendant la présidence allemande du Conseil de l’UE [Koschyk 2019].

Cependant, de retour à la maison, Angela Merkel s’est retrouvée aussitôt sous la pression croissante des dirigeants comme des membres de son parti, des membres du cabinet, la pression qui l’a poussée à prendre des mesures restrictives encore plus sévères en ce qui concerne l’interaction avec la Chine dans les secteurs économiques à haute technologie. Non un seul, mais trois projets de résolution ont été à la fois présentés au congrès de la CDU, qui s’est tenu la semaine du 20 novembre 2019 à Leipzig, interdisant directement ou indirectement la participation des sociétés chinoises de télécommunication à la création d’un système allemand de télécommunications de nouvelle génération. Partenaire de la coalition gouvernementale, ministre fédéral allemand des Affaires étrangères Heiko Maas a notamment déclaré que « quand il s’agit de la sécurité des infrastructures à importance cruciale, » fermer les yeux « sur la réalité politique et juridique, dans laquelle opèrent les fournisseurs, serait irresponsable » [Burchard 2019].

En définitive, à l’initiative du politicien pro-américain Norbert Röttgen, le Congrès de la CDU a adopté une résolution en vertu de laquelle tout équipementier doit soumettre un catalogue de mesures de sécurité qui exclut toute influence étrangère sur son fonctionnement, et la décision finale sera prise par le Bundestag [Nikiforov, 2019]. Comme le soulignent les commentateurs, cette résolution est étroitement liée au fait que fin janvier 2020 l’Agence fédérale des réseaux cessera d’accepter les demandes d’acquisition de fréquences 5G. L’attribution de ces fréquences est prévue d’ici fin mars. Les demandes ont été déposées par quatre opérateurs de téléphonie mobile. Deux d’entre eux ont Huawei comme fournisseur [Nikiforov, 2019].

Mais toutes ces actions ne sont que protectrices et inhibitoires. Sans mesures positives, de telles actions sont par définition vouées à l’échec. Elles ne font que renforcer la méfiance à l’égard de l’UE et agacer, suscitent un mécontentement justifié de la part des pays concernés. C’est encore une fois à la Chine que Bruxelles est redevable d’avoir réalisé que les mesures à caractère positif soient primordiales par rapport à toutes les autres. Il est fort probable que sous l’influence de ses succès les principaux pays de l’UE, et de l’Allemagne au premier chef, changeront la structure et la configuration de leur réaction à l’expansion économique de l’Empire du milieu. Les pays européens réaliseront eux-mêmes des projets énergétiques, industriels, d’infrastructure et de haute technologie en Europe de l’Est, dans les Balkans, dans les pays du Partenariat oriental et dans la Grande Méditerranée, avec pour objectif de renforcer leur position et leur influence, de supplanter ou d’arrêter la Chine. Cependant le consensus à cet égard n’existe pas. Ainsi, des économistes réputés des pays de l’UE conseillent-ils toujours à Bruxelles et Berlin de ne pas adopter une politique industrielle mal fondée « simplement parce que la Chine le fait » [Gros, Blocmans 2019].

La seule question est de savoir s’ils disposent pour cela de ressources financières et matérielles suffisantes. Après tout, la Chine a des capacités et des capitaux excédentaires. Comme ils ne peuvent pas surgir de nulle part, les pays européens n’en disposent pas. L’économie chinoise a pris un élan extraordinaire. Chaque année, cela se traduit par une production de biens et de services supérieure au PIB suisse. L’UE a un taux de croissance infiniment plus modeste. Selon l’OCDE, en 2019 il ne dépasserait pas 1-1,2%. En outre, « ce serait une erreur de penser que le faible taux de croissance résulte de facteurs temporaires et est compensé par des incitations monétaires ou fiscales » , a-t-on indiqué dans un examen macroéconomique, – « Au fond, les problèmes sont d’ordre structurel » [Edovina, 2019].

De surcroît, l’UE a trop de problèmes internes qui d’une certaine façon lui lient les mains. Il s’agit notamment de l’aggravation des inégalités, du mécontentement de la population, de la fragmentation de la société, de l’instabilité politique et de la perte de leadership politique. Les experts de l’UE rajoutent à la liste les contradictions entre le nord et le sud de l’UE, le c entre et la périphérie, la vieille et la nouvelle Europe, les différences entre les États-membres sur le positionnement mondial, le rythme et les méthodes de création d’une union bancaire, défensive, politique, sur le contrôle de la migration etc. (Un des exemples les plus récent est le refus de 12 États-membres de soutenir la proposition de déclaration publique obligeant toutes les grandes entreprises opérant sur le marché de l’UE de divulguer le montant de leurs impôts et les pays où elles le paient [Smith – Meyer 2019]). Il est impossible de tout évoquer [Entine, Entina 2018 ; Entine, Entina 2019].

Il n’est donc pas surprenant que fin 2019 le tandem franco-allemand ait pris l’initiative de convoquer une « Convention sur l’avenir de l’Europe », large, représentative et crédible. Paris et Berlin souhaiteraient qu’elle engage une discussion sur les moyens les plus performants et prometteurs pour renforcer et développer l’UE [Conférence 2019]. Ils ont proposé d’inclure dans son mandat l’élaboration de propositions concernant la solution pratique de tous les problèmes auxquels l’Union est actuellement confrontée, ainsi que des propositions visant à juguler les risques prévisibles. L’idée est de créer un cadre organisationnel et d’entamer la discussion vers le début de 2020, si on arrive à surmonter le scepticisme des autres États-membres [Barigazzi 2019], de définir l’ordre du jour d’ici à la présidence allemande du Conseil de l’UE et d’atteindre le résultat final en 2022, quand le Conseil sera présidé par la France [Conférence 2019].

Quoi qu’il en soit, en entreprenant la « contre-attaque » de la position de la Chine dans le secteur réel de l’économie, l’UE s’inscrit dans une tendance généralisée. Depuis 2016, le Japon propose à tous les pays du voisinage un programme d’investissements, de délocalisation de la production, de construction, d’accélération de la croissance économique et de renforcement des économies nationales visant à faire reculer l’initiative chinoise «Ceinture et Voie » et à entrer en concurrence avec elle [Brown 2019]. Depuis le milieu de l’année 2018, l’Australie réfléchissait à des mesures similaires, pas uniquement pour l’ensemble de la vaste région Indopacifique, mais pour les pays entrant dans l’espace économique qui l’entoure; à la mi-2019 elle commence leur mise en pratique [Dziedzic 2018; Edel, Lee 2019].

Dans les deux cas, il s’agit de faire face à l’influence croissante de Beijing en utilisant ses propres méthodes, en tenant compte de son expérience et de ses approches, c’est-à-dire sans aucune ingérence dans les affaires intérieures des États et sans conditionnalité. Le caractère généralisé de la tendance est également marqué par le fait que le Japon et l’Australie appellent leurs voisins, proches et éloignés, de la région et la super-région à respecter un ordre fondé sur les règles. Sauf que pour eux, contrairement à Bruxelles, l’ordre signifie explicitement le respect des règles de libre-échange communément acceptées, des règles du GATT/OMC, du droit international économique et privé et de la conduite honnête et transparente des affaires.

Dans cette situation il est parfaitement logique que l’UE et ses principaux États-membres s’attellent à la mise en place d’une alliance stratégique antichinoise avec ces pays précisément. Le Japon, qui commence à être fortement choyé par Bruxelles et Berlin [Ishikawa 2019], est en train de signer un accord inclusif de nouvelle génération sur une zone avancée de libre-échange, par opposition à celle de la Chine. Cet accord se positionne comme un prologue à la formation d’un puissant bloc économique trilatéral dirigé contre la Chine, à propos duquel Bruxelles mène des négociations secrètes avec Washington et Tokyo: Beijing les suit avec une irritation croissante [Wu 2019].

Un scénario similaire est mis en œuvre dans les relations avec l’Australie (bien que Canberra préfère des tactiques infiniment plus prudentes en raison de sa dépendance à l’égard de l’économie chinoise). En même temps que l’espace commun fondé sur les règles, mais chacun de son côté, Paris et Londres mettent sur pied une alliance militaire et stratégique avec le Japon et l’Australie. La mission officielle des mini-blocs militaires est d’assurer la liberté de navigation, la paix et la sécurité.

L’Inde, naturellement, figure parmi les acteurs de la coalition antichinoise formée par l’UE. À bien des égards, l’Inde rivalise avec la Chine ; elle est contrariée par la politique étrangère de Beijing, considère son alliance avec le Pakistan et la Route de la soie comme une menace directe, et souhaiterait ériger des barrières pour réfréner l’expansion économique et militaire de Beijing.

Mais il existe un certain nombre de nuances. Tout d’abord, Delhi, bien évidemment, table sur les États-Unis et non sur l’UE. En outre, les dirigeants indiens n’ont pas l’intention de mettre tous leurs œufs dans le même panier. Ils développent activement des liens économiques avec la Chine – le volume d’échanges commerciaux entre l’Inde et la Chine est pratiquement comparable à celui entre la Chine et l’UE. Au sein de BRICS Delhi et Beijing règlent leurs tâches communes. Il y a quelques années, l’Inde a réussi à rejoindre l’OCS. Il s’avère que l’Inde fonctionne simultanément dans les formats Russie-Inde-Chine et USA-Inde-Japon [Strokan, 2019]. Il serait prêt à interagir de manière similaire avec l’UE.

Cependant, lors de la formation d’un front indépendant tant soit peu efficace contre la Chine, Bruxelles devra faire face à un certain nombre de difficultés. D’une part, l’UE n’a ni statut, ni autorité, ni pouvoir d’influence comparables à ceux des États-Unis. L’UE, comme aiment à le souligner les experts occidentaux, «contrairement aux États-Unis, n’est pas une superpuissance» (“But the EU is no geopolitical superpower like the US”) [Huotari 2019]. Les pays de la super-région Indopacifique et de la Grande Eurasie sont intéressés par la coopération avec l’UE.

Ils ont l’intention de le développer de toutes les manières, mais pas au détriment des relations mutuellement avantageuses avec Beijing. D’autre part, une cohésion dans la façon d’affronter et de dissuader la Chine n’existe pas, même au sein de l’UE, et pas davantage dans sa communauté d’experts [Legrain 2019]. Les positions de la Vieille et de la Nouvelle Europe divergent. Tous les pays des Balkans qui ont déjà adhéré à l’UE ou s’apprêtent à le faire, tablent sur le développement des relations avec Beijing. Ils voient dans leurs liens avec lui un important moyen de développement économique alternatif, ainsi qu’un outil de pression sur l’Union qui leur permet de résister plus facilement au diktat du noyau de l’UE. Dans la plupart des pays des régions plus éloignées, la question d’un choix entre l’Occident collectif et la Chine, soulevée par Bruxelles, ne fait que susciter la perplexité.

Troisièmement, les relations économiques avec Beijing sont rémunératrices pour l’UE et ses États-membres. Le commerce avec la Chine leur apporte beaucoup. Ils sont désireux de travailler sur le vaste marché de l’Empire du m ilieu et n’ont pas l’intention de se porter préjudice. Ils sont parfaitement conscients des ravages de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Ils ne perdent pas espoir que le bon sens à Washington l’emportera, mais préféreraient se positionner tantôt comme partisan du libre-échange cohérent avec soi-même (au moins en paroles) [Jennen … 2019], tantôt comme médiateur dans un différend entre Washington et Beijing. Ils ne dédaigneraient pas le rôle du « bon policier», qui arrive à persuader l’Empire du milieu d’abandonner ses pratiques illégales, ce que le « méchant policier » Donald Trump n’a pas réussi [Huotari 2019].

Un accord bilatéral d’investissement avec la Chine, en faveur duquel Berlin et Bruxelles font du lobbying, leur semble indispensable pour que Beijing respecte ses promesses antérieures. Il s’agit notamment d’ouvrir davantage le marché chinois intérieur, de rendre les entreprises publiques plus transparentes et de permettre aux capitaux étrangers de concourir sur un pied d’égalité pour remporter les contrats et les marchés, de mettre fin aux abus liés à la violation des droits de propriété intellectuelle [Wu 2019]. Ce dernier point est particulièrement important pour les entreprises européennes, notamment allemandes, qui à la fin de 2018 ont conclu avec leurs partenaires chinois 24 476 accords de transfert de technologie pour un montant de 82,53 milliards de dollars [China – Germany 2019].

Dans ce contexte, l’UE a besoin d’un acteur mondial avec lequel elle pourrait réellement affaiblir la Chine, et ce sans prendre le risque d’être soumise à des sanctions de représailles de sa part, ni de compromettre ses contacts de confiance avec Beijing. Bruxelles, appuyé par Berlin et Paris, prévoit d’attribuer ce rôle ingrat à la Russie, tout en exhortant Beijing de tourner le dos à Moscou: la politique « diviser pour régner » reste toujours en vigueur. Les partisans d’une ligne pragmatique dans les rangs de l’UE ont compris depuis longtemps que la confrontation avec Moscou était une erreur impardonnable: elle a affaibli l’Europe et renforcé les liens entre la Russie et la Chine. Le partenariat avec Moscou a renforcé les positions de Beijing sur la scène internationale, lui a permis d’acquérir une profondeur stratégique et a assuré une stabilité économique supplémentaire. On a beaucoup parlé à ce sujet lors de la dernière réunion annuelle du Club international de discussion « Valdaï » qui a eu lieu à Sotchi début octobre 2019 [XVI 2019].

Aussi les représentants de l’UE et des États membres s’efforcent-ils ces derniers temps de convaincre les dirigeants, les élites et la communauté d’experts de Russie qu’il faut se méfier des intentions de la Chine. Durant la période chargée de toute sorte de restrictions, imposées par les États-Unis et l’UE, Beijing a donné à la Russie beaucoup moins que ce qu’elle attendait. Pour l’Empire du milieu, les alliés n’existent pas, elle ne poursuit toujours que ses propres intérêts, n’a que faire des intérêts des autres. Il ne fait qu’exploiter les autres.

Il est temps pour la Russie d’en finir avec son revirement vers l’Est et de retrouver son orientation vers l’Ouest. La place de la Russie est au sein de l’Europe, l’écarter de l’Europe est « une profonde erreur stratégique », comme l’a souligné en août 2019 le Président français (ce qui lui a valu un désaveu immédiat agrémenté de remontrance pour ses autres « égarements » [Nixey, Boulègue 2019]), d’autant plus que ni stabilité, ni sécurité ne peuvent être obtenues sans elle [Macron 2019]. La place de Moscou est dans le G7, qui sera pour l’occasion de nouveau transformé en G8. La Russie doit rétablir des liens avec le monde occidental, qui sont beaucoup plus prometteurs.

L’enjeu est parfaitement évident même si les « mesures courageuses » d’Emmanuel Macron, comme on s’est empressé de les baptiser au sein de la communauté d’experts, ne sont pas soutenues par Bruxelles ni par les capitales européennes [Pepe 2019: 4]. Le prix à payer ce n’est pas du tout l’Ukraine ni la mise en œuvre des accords de Minsk ou le consentement à un monde unipolaire, mais la Chine.

En 1972, comme l’expliquent les commentateurs occidentaux, Richard Nixon a réussi l’impossible: il s’est décidé à un rapprochement avec la Chine afin de la transformer en contrepoids aux « Soviets », en un facteur de dissuasion de son principal ennemi. Le moment est venu de reproduire le même tour, mais dans le sens inverse : en cassant le lien entre la Chine et la Russie, « en empêchant la Russie d’être amie de la Chine » [Leonard 2019]. Plus concrètement, comme l’a expliqué Emmanuel Macron lors de sa rencontre traditionnelle avec les ambassadeurs et les ambassadrices, il serait souhaitable que Moscou serve de tampon entre l’Occident et la Chine [Nixey, Boulègue 2019].

« La position de l’Occident reste inébranlable, prévient le directeur du Forum germano-russe, Alexander Rahr. Is croit que Poutine n’a nulle part où aller, à l’exception de l’Occident. Selon l’Occident, le Président russe devrait adopter un modèle démocratique libéral – et ensuite l’Occident l’aidera à se moderniser. D’autres options pour le développement de la Russie poutiniste ne sont même pas envisagées à l’Ouest » [Rahr 2019]. De toute façon, ensemble ou séparément, les Etats-Unis et l’UE s’efforceront de « mettre à mal l’interaction entre la Russie et la Chine » [Fenenko 2019].

Lors des dernières réunions du Dialogue de Saint-Pétersbourg, qui ont eu lieu dans une petite station balnéaire près de Bonn en juillet, puis à Berlin en novembre 2019, des politiciens et diplomates allemands influents en ont parlé aux participants russes, parfois sous une forme voilée, parfois avec la plus grande franchise. L’atmosphère lors de ces réunions était différente de celle qui y régnait il y a un an, comme le jour et la nuit. Une longue liste de réclamations contre la Russie a été pudiquement mise de côté. La plupart du temps, parfois même strictement et exclusivement, les participants allemands ne parlaient que du danger général émanant de la Chine.

 

Comment la Russie doit réagir à cette « étrange guerre froide » menée par l’UE contre la Chine

Malgré l’évolution récente de la situation, la politique de l’UE et de ses États membres à l’égard de la Chine reste controversée : elle subit une influence déconcertante de facteurs multidirectionnels. La recherche de l’harmonie, entre des intérêts difficilement conciliables, s’éternise.

De la part de la Russie, la meilleure façon d’aborder cette politique en question serait d’appréhender tous с es récents concepts de politique étrangère et de géo-économie, toutes ces déclarations fracassantes et la pratique incohérente de l’UE avec un scepticisme respectueux. Selon l’analyse ci-dessus, il serait important pour Moscou :

En termes géostratégiques :

•  d’empêcher l’UE de creuser un fossé entre la Russie et la Chine

•  de suivre de près toutes les nuances et les rebondissements du jeu pluridimensionnel de l’UE, dont les contours deviennent de plus en plus précis dans la grande Eurasie.

En ce qui concerne l’UE :

•  de continuer à œuvrer au rétablissement de relations normales sur une base politique et juridique fondamentalement différente sans conditions préalables ;

— de convaincre les États membres que le droit interne de l’UE ne peut et ne doit pas réglementer leur interaction, leur coopération et leur concurrence avec des pays tiers, et remplacer ainsi le droit international en vigueur: il faut que cela cesse;

— d’insister sur le fait que la détermination de l’UE de poursuivre une politique unilatérale nuit à la coopération, au partenariat et à la confiance, qu’il s’agisse de l’appliquer à l’égard de la Russie ou de l’Asie centrale, dans le bassin de la mer Noire, ou dans le domaine d’interconnexion entre l’Europe et l’Asie. Une telle approche relève du passé. Il faut la remplacer par une mise en œuvre des politiques élaborées conjointement, des feuilles de route concertées et des projets prometteurs, de préférence à l’instar du programme « Dimension septentrionale » , du « Conseil de l’Arctique » ou de quelque chose de similaire.

En ce qui concerne la Chine :

•  de poursuivre les efforts pour renforcer le partenariat stratégique pluridirectionnel privilégié ;

— de développer activement des formes de coopération économique mutuellement bénéfiques, prometteuses, mais encore mal utilisées, telles que la création de centaines voire de milliers de coentreprises, la création de fonds communs d’investissement, dotés de plusieurs milliards de dollars, et de fonds de soutien à la nouvelle économie, aux petites et moyennes entreprises, aux start-ups, aux zones économiques et technologiques libres, spéciales et aux territoires de développement accéléré ;

— de remplacer résolument le recours à des crédits conditionnés et à des prêts en échange de futures fournitures d’énergie et d’autres minerais par une mise en œuvre des projets et des accords de concession ; d’aider les partenaires de l’ Union économique eurasiatique et de la CEI à effectuer une transition similaire ;

— d’accélérer la modernisation des couloirs de transport de la Route de la s oie, traversant le territoire russe, et de les compléter par des couloirs Nord-Sud et Sud-Nord, ainsi que par des hubs polyvalents nécessaires ;

En ce qui concerne la Grande Eurasie :

•  de lancer la conversion du Grand Partenariat Eurasiatique Global  (GlobGPEA – VseBEAP) en système d’accords bilatéraux et multilatéraux dans le développement de la pratique contractuelle de l’Union économique eurasiatique;

•  d’œuvrer pour doter le GlobGPEA de nombreux projets économiques spécifiques et d’obtenir leur mise en œuvre prioritaire ;

•  de doter le GlobGPEA d’un dispositif médiatique indépendant afin d’expliquer ses avantages et accroître le soutien que GlobGPEA mérite de la part de la société civile, des élites politiques, des entreprises et des cercles d’experts;

•  de faire tout ce qui est nécessaire pour que l’interconnexion entre la Ceinture Economique de la Route de la soie et les activités de l’ Union économique eurasiatique ne soit plus une déclaration commune mais devienne une réalité économique.

C’est un programme minimum. Mais s’il est mis en œuvre, on peut être sûr qu’aucun changement de cap dans la politique étrangère et économique de l’UE ne nuira aux intérêts russes, au renforcement de la coopération entre la Russie et la Chine, à la formation d’un grand partenariat eurasien global.

La base du Partenariat est l’interconnexion entre l’initiative «Belt and Road» et les activités de l’UEE. Le GlobGPEA profite aux peuples et aux entreprises de tous les États-participants potentiels. Moscou invite, avec persévérance, Bruxelles à y adhérer, bien entendu, à certaines conditions. Il serait préférable que la situation évolue en ce sens.

D’autant plus que, comme le constatent les politiciens et les experts impartiaux des pays de l’UE, pour diverses raisons, l’Union Européenne ne pourra pas devenir un centre de force militaire et stratégique indépendant [Spanger 2019]. Déplorer l’absence de mesures concrètes visant la souverainisation de l’UE n’aboutira à rien.

Donc, Bruxelles devra certainement « s’appuyer » sur quelqu’un. Sur la Chine? C’est exclu. Sur la Russie? Idem. Par conséquent, il n’y aura pas d’autres options que d’accepter l’hégémonie américaine. Si tel est le cas, Bruxelles continuera, avec de plus à plus d’énergie, de prouver sa loyauté infaillible à Washington et à la Maison Blanche, peu importe qui les personnifiera. Alors il est d’autant plus important d’associer l’Union européenne à des travaux positifs dans le cadre de GlobGPEA et d’y encourager ses États-membres.

© Mark ENTINE,
professeur de l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou (MGIMO),
professeur invité de l’Université fédérale balte Emmanuel Kant