Droit international a l'epoque du changement


Les gens de métiers différents racontent cette blague chacun à sa façon. Voici comment un juriste pourrait la présenter : un débat a été ouvert entre les participants d’un grand forum : quel est le métier le plus ancien ? « Le nôtre, bien sûr, – ont souri les journalistes,  tout le monde le sait. » Les chirurgiens n’étaient pas d’accord, en rappelant que c’est uniquement grâce à eux que les femmes ont apparu sur la Terre. « Mais non, – se sont mêlés à la discussion les architectes, – au début, c’était le Chaos qui a été transformé en Ordre Universel selon la conception de notre confrère ». A ce moment les militaires et les hommes politiques ont éclaté de rire en laissant entendre que ce sont eux qui avaient organisé le chaos primordial. Mais ce sont les juristes qui ont mis un point final à ce débat en déclarant que le chaos a eu lieu selon les règles qu’ils avaient définies.

Международное право в эпоху перемен

 

Enseignements tirés des dernières crises économiques juridiquement irréprochables

Cette blague est à 100 % pertinente. La crise financière et économique globale s’est déroulée en parfaite conformité avec le droit en vigueur, le droit national comme international. Par exemple, en appliquant la loi sur la faillite, les Américains n’ont en rien dérogé à la norme de droit. La politique d’austérité, utilisée par l’UE pour faire sortir la région de la crise de la dette souveraine, c’est aussi une démonstration logique et cohérente de l’application du Pacte de stabilité de l’UE…

 

Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples. Passons tout de suite aux conclusions.

(1) La vision positiviste du droit n’a pas fonctionné dans le passé. Elle a engendré des désagréments politiques, sociaux et humains monstrueux. Cette version continue à être discutable actuellement. Tout ce qui a pris la forme du droit n’est pas forcément correct et idéal uniquement parce qu’il a pris cette forme.

(2) L’application exacte, stricte, rigoureuse et cohérente de la norme de droit dans la vie réelle peut être préjudiciable, puisque cette norme est toujours subjective car elle résulte du choix, mais ce choix peut être erroné.

(3) L’application de la même norme de droit dans des milieux culturels, économiques et sociaux différents peut avoir des conséquences considérablement différentes. Les philosophes et juristes russes de la deuxième moitié du XIX siècle (Nikolaï Danilevski et autres) ont déjà attiré l’attention sur ce point. Par la suite, les adeptes de l’eurasisme et du postnéo-eurasisme ont tiré profit de cet héritage intellectuel.

Ces conclusions évidentes et même triviales suscitent plusieurs questions auxquelles l’humanité n’a pas encore trouvé de réponse. Entre autres, la question de l’instauration d’un contrôle institutionnel des situations frontalières : quand faut-il appliquer la norme de droit et quand ne faut-il pas le faire? Que faut-il faire pour mettre régulièrement à jour la norme de droit afin qu’elle soit adaptée en temps utile aux besoins changeants de la société humaine et à son évolution permanente? Comment un Etat-nation, des structures supranationales, la communauté internationale devraient résoudre ces problèmes? Peuvent-ils agir indépendamment, unilatéralement ou uniquement en coordination?

 

Possibilités et pierres d’achoppement de l’adaptation de la norme de droit (ou de son interprétation) aux conditions changeantes

En réaction aux enseignements des deux crises, l’humanité a entrepris un travail de  correction des erreurs et des travers dans l’économie et dans le droit, en utilisant des méthodes différentes.

La première de ces méthodes, la plus traditionnelle, est un remaniement de la législation. Par exemple, après la crise bancaire aux États-Unis et en UE, des exigences plus strictes concernant la stabilité des banques et un contrôle externe de leur activité ont été instaurés légalement.

La deuxième voie, aussi ancienne, est une méthode politique. Les républicains, après avoir fait reculer les démocrates  au  Congrès américain, ont commencé par annuler la législation qui dérangeait le secteur bancaire. Dans l’UE ont a suivi un chemin plus tortueux : on a démarré la remise en état du marché des capitaux par voie de sa régulation supranationale.

La troisième voie est la meilleure illustration d’une « approche créative » de la maxime sur la primauté du droit. Après avoir renouvelé en 2014 les institutions de gouvernance de l’UE, la Commission Européenne a adopté une interprétation plus flexible du Pacte de stabilité et de la politique d’austérité : la France, l’Italie, l’Espagne, la Grèce ont eu droit à un traitement de faveur, à savoir un délai supplémentaire pour mettre leurs finances publiques en conformité avec le pacte européen. Tout ceci en échange d’une promesse de s’engager fermement sur la voie des réformes.

C’est une façon très intéressante, mais nullement innovante, d’aborder la norme de droit, qui dans ce cas est une norme supranationale. D’un côté tout le monde serait tenu à la respecter. Mais le fait de ne pas la respecter ne constitue plus une infraction. Une curieuse attitude à l’égard du droit. Au lieu de réactualiser la loi, on la garde, comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus des États. Au lieu de l’adapter à la nouvelle réalité, on modifie les règles de son respect et les sanctions en cas d’infraction.

Citons un autre exemple, assez éloquent, lié à la façon de faire de l’UE. Après que le conflit en Ukraine et autour d’elle ait atteint son apogée, les dirigeants de l’UE ont reconnu que l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne est plein de vices, et  ils ont reporté d’un an son entrée en vigueur ; afin de trouver un dénouement, ils ont entamé des consultations tripartites au format UE – Russie – Ukraine, ce que Moscou proposait avec insistance depuis très longtemps.

Encore un exemple tiré cette fois de la façon de faire des États-Unis. D’après la législation américaine, il est interdit d’apporter une aide financière, ou toute autre, aux régimes instaurés après un coup d’État militaire. C’est exactement ce qui s’est passé en Égypte, sauf que les Américains n’ont pas  qualifié cet événement de coup d’État militaire.

 

Révolution juridique internationale dans le domaine de l’imposition et des principes moraux du business

La quatrième voie s’est avérée la plus intéressante et la plus prometteuse. On peut récolter de l’argent supplémentaire de deux façons. La première est la vente de biens publics, ce qui a été prescrit notamment à la Grèce. La seconde façon c’est l’augmentation des impôts et l’élargissement de la base imposable. Les expérimentations du Président socialiste François Hollande, infligées à son propre pays, ont pertinemment démontré la gravité de l’impact réel de l’augmentation des impôts et des conséquences  de cette augmentation pour l’économie nationale.

Par contre, la lutte contre l’évasion fiscale et l’optimisation de la base imposable, contre le secret bancaire et les offshores, s’est révélée porteuse, une vraie mine d’or. Ce sont les USA, comme il se doit, qui ont mené « la croisade ». Grâce au FATCA (The Foreign Account Tax Compliance Act) et sous menace d’interdiction d’accès au marché et aux systèmes de paiement américains, les États-Unis ont obligé tout le monde, et en premier lieu ses alliés européens, de conclure avec eux deux types d’accord concernant la mise à disposition des USA de toutes les informations sur les avoirs financiers de leurs citoyens, soit d’un façon centralisée, soit par chaque banque individuellement. L’Union Européenne a suivi cet exemple avec délectation. Actuellement le transfert automatique des données bancaires, qui signifie un abandon absolu du secret bancaire, arrive à un stade final d’internationalisation.

La décision concernant l’échange automatique de données sur les conventions fiscales individuelles (« tax ruling », quand une entreprise se met préalablement d’accord avec un État qui l’accueille sur le montant des impôts et la façon de s’en acquitter, le tout étant justifié par les structures d’État concernées dans le cadre de la législation en vigueur) a été prise beaucoup plus rapidement. Après le scandale de LuxLeaks (la révélation des accords fiscaux secrets suite à l’enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation) Bruxelles a conçu une directive de circonstance (une loi qui exige l’obtention d’un certain résultat au bout d’une période de transition)  et l’a fait légitimer par les autorités européennes en un temps record.

En ce qui concerne les mesures de coercition dans le domaine d’optimisation de la base imposable, plusieurs résolutions internationales des G20, OCDE, UE etc. sont prêtes à passer au stade de la réalisation. Ces résolutions précisent que les entreprises vont payer des impôts sur leur activité réelle dans les pays où elle est effectuée. De cette façon on crée un barrage sur la voie du transfert de la comptabilité sous la juridiction du pays qui accorde les avantages fiscaux les plus importants, y compris l’interdiction d’une pratique, jusque-là absolument légale, de faire des affaires partout dans le monde mais ne payer les dividendes aux actionnaires que dans des pays où ce genre de revenu n’est pas imposé du tout. On sait très bien de qui il s’agit, surtout en Russie.

Toutes les mesures citées, qui permettent aux Etats de prélever réellement les impôts, malgré tous les stratagèmes du grand business et du business en général, sont un énorme progrès.  C’est un progrès formidable de tous les points de vue – éthique, morale, équité, intérêts de la société, développement progressif. C’est conforme aux idéaux suprêmes de la « liberté, égalité, fraternité », c’est une vraie révolution dans le domaine de la régulation économique. Pour cette raison, toutes les innovations qui abondent dans ce sens méritent un soutien ferme et inconditionnel.

Le problème est ailleurs. Tout ceci signifie que le système économique récent, à l’échelle nationale comme globale, était résolument barbare, spoliateur et amoral. Comme l’était le système du droit international qui le desservait. Et ce modèle ignoble et immonde d’enrichissement des fortunés au détriment des pauvres nous a été servi pendant des décennies, à l’échelle nationale et mondiale, comme le comble de la perfection, l’exemple à suivre, le sommet du développement de la société.  Et aussi comme l’exemple de fonctionnement de l’économie vraiment démocratique.

C’est ce système-là que la jeune Russie, inexpérimentée en matière de démocratie, a adopté par naïveté, myopie et méconnaissance, cette même Russie qui vient de mettre fin à son régime totalitaire de parti unique et d’économie planifiée. C’est peut-être là que se trouvent les racines de cette sauvagerie dans la répartition des revenus, le fonctionnement de l’État et de la société que nous avons reçue en cadeau de la part du « gentil » Occident, y compris les revenus et les fortunes transférés dans les offshores et la misère de tous ceux qui ont « galéré » toute leur vie pour le bien du Pays autrefois commun pour eux tous.

Dans le passé ce modèle antisocial (qu’on faisait d’ailleurs passer pour une économie à orientation sociale), qui laissait les mains complètement libres au capital national et qui assurait sa domination sur les marchés mondiaux, ce modèle convenait parfaitement à l’élite sociale. Il était même considéré comme naturel et même optimal.

Quand la crise globale et celles qui l’ont suivie ont commencé à menacer la survie de l’économie et la société et ont exigé de transférer à l’État les anciennes fonctions de management et de redistribution (dont l’exécution demande de l’argent), tout a changé comme sur un coup de baguette magique. Il en était fini avec ce modèle d’inégalité légitimée, de vol, d’évasion fiscale.

Nous assistons à la naissance d’un nouveau système, un peu plus honnête et responsable à l’égard de la société. Aura-t-on réussi à le mettre au service de la population de la planète ou ce serait juste une redistribution de la rente fiscale ? Il est  difficile de le prévoir pour l’instant.

La mutation en cours de l’État, du droit et de la société, dans ce cas concret peut être défini comme un progrès certain, comme une évolution de quelque chose au départ foncièrement mauvais et hideux vers quelque chose de plus honnête et raisonnable.

 

Tentative de coup de force contre-révolutionnaire dans le droit de la guerre et de la paix

Dans le droit international commun, juste un peu avant, on a fait une tentative, d’envergure comparable, de substituer les paradigmes, mais cette fois avec un signe « moins » et non « plus ».

La Charte des Nations Unies et le droit international qui en découle reposent sur quelques « commandements » qui sont systématisés dans la Déclaration des Nations Unies relatives aux principes du droit international. Leur interprétation moderne est énoncée dans les Accords d’Helsinki de l’OSCE. L’essentiel de ces «commandements » concerne l’égalité souveraine des États, non-intervention dans les affaires intérieures, non-recours à l’emploi de la force, plus encore quelques préceptes auxquels on a donné un caractère impératif.

Le terme « impératif » est compris comme ayant une préséance par rapport à la législation internationale en vigueur sous la forme de conventions universelles internationales, accords bilatéraux ou multilatéraux, ainsi que par rapport aux précédents créés par les actions concrètes des acteurs des relations internationales, quand ces précédents sont explicitement approuvés par tous les Etats ou par leur majorité. Si un traité, un accord etc. est contraire à la norme impérative, il peut être reconnu comme nul et non-avenu.

De ce point de vue il est important de remarquer qu’un des principes primordiaux du droit international de “pacta sunt servanda” («Les conventions doivent être respectées») n’a pas de caractère impératif, absolu. Si, et quand, une convention est contraire à une norme impérative du droit international, elle ne doit pas, en bonne conscience, être respectée.

La Charte des Nations Unies fait  volontairement  deux exceptions du principe de non-recours à la force, en indiquant en même temps que toute autre exception serait illégale. Il s’agit du droit naturel de légitime défense conformément à l’art. 51 de la Charte et des mesures nécessaires à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Le droit international public précise, en se basant sur l’autorité de la Charte des Nations Unies, que conformément à la décision du Conseil de Sécurité, le génocide, le nettoyage ethnique et autres cas de violation massive des droits de l’homme, ainsi que les actes terroristes internationaux, peuvent être considérés comme situation menaçant la paix et la sécurité internationale. Ce même droit international est beaucoup plus évasif dans son interprétation des cas de violations des dispositifs du CSNU relatifs à l’abandon des programmes nucléaires et des programmes de développement technologique des missiles. Cela veut dire que le principe de non-intervention a, lui aussi, subi des exceptions très concrète.

Cependant, quand il ne s’agit pas de légitime défense, dans tous les autres cas c’est au Conseil de Sécurité que la Charte des Nations Unies (CSNU) et le droit international général confient le pouvoir d’être le seul et unique juge. Toute intervention armée, qui n’a pas été  entérinée par une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU lequel avait constaté une menace contre la paix internationale, est considérée comme crime international, crime contre la paix et l’humanité.

Néanmoins dans les années 1990, tout de suite après une auto-liquidation du camp socialiste, les pays de l’OTAN ont entrepris une tentative (amplement justifiée et logique, de leur point de vue) de réviser la Charte et le droit international général par le biais de leurs actes pratiques, sans y apporter de modifications textuelles, cela veut dire en passant outre les procédures d’usage d’élaboration d’une norme conventionnelle du droit international. Il n’y avait que deux nouveautés auxquelles ces pays aspiraient.

La première : considérer les graves atteintes aux fondements démocratiques de la société comme menace contre la paix et la sécurité internationales. La seconde : reconnaître le droit de l’OTAN, ainsi que de chacun de ses membres et des coalitions internationales de ses acolytes, sous l’égide de l’OTAN, au rétablissement de la paix et la sécurité internationales qui auraient été violées de la façon susmentionnée. Au fond, on voulait transmettre à Washington et à Bruxelles le pouvoir du Conseil de Sécurité de l’ONU d’évaluer telle ou telle situation interne et/ou internationale et agir en fonction de la qualification de cette situation.

Au niveau théorique, ces aspirations se sont matérialisées sous la forme d’un concept pro-démocratique de « l’intervention humanitaire », le concept qui pendant un court moment était soutenu même par la Russie et son gouvernement libéral de droite. En pratique, ce concept a encouragé l’éclatement de la République fédérale de Yougoslavie sous sa forme existante, a provoqué des conflits armés et ensuite leur règlement, armé lui aussi, lors duquel on n’aurait laissé dans les Balkans que des formations étatiques dépendantes, non-autonomes. Le bombardement de Belgrade constitue l’apothéose de ce concept.

Compte tenu de son caractère odieux, le concept d’intervention pro-démocratique a été remplacé par le concept de « responsabilité de protéger », auquel on a donné un caractère un peu plus respectable, pleinement acceptable par tous les acteurs des relations internationales. Le fait que derrière cette « responsabilité » se cachait la même intention d’imposer l’ordre démocratique dans d’autres pays et renverser des régimes et des gouvernants indésirables, ce fait-là ne sautait pas aux yeux. Ce message messianique était bien camouflé.

Moscou aurait pu soutenir ce concept dans la partie qui n’était pas contraire au droit international en vigueur. Mais le mécanisme de prise de décisions était une pierre d’achoppement. C’est autour de ce mécanisme qu’a éclaté la lutte entre un acteur politique russe éminent E. Primakov, qui représenta la Russie dans le comité onusien des sages , et les autres membres de ce comité, chargés d’élaborer une proposition visant à améliorer l’efficacité de l’ONU. E. Primakov (cela veut dire : la Russie) insistait sur le fait que le recours à la force peut et doit être exercé uniquement sur décision du Conseil de Sécurité. Ses opposants se démenaient pour faire passer une autre idée : si le CSNU se trouve paralysé et pas prêt d’intervenir immédiatement, ses fonctions doivent être automatiquement transmises à ceux qui y sont prêts. L’essentiel, soi-disant, c’est de mettre fin à ce qui nécessitait une « protection ».

En conséquence, on n’a pas réussi à se mettre d’accord sur les mesures d’application du concept de « responsabilité de protéger » qui étaient sensées compléter la Charte des Nations Unies et le droit international général. Ces mesures n’ont pas été non plus transcrites sur les documents onusiens obligatoires, et le concept n’a pas été légalisé par les pays occidentaux malgré le soutien des autres pays de l’OCDE. Après que les peuples du monde entier aient compris, vu l’exemple de la Lybie, quelles conséquences catastrophiques peut avoir le volontarisme dans l’utilisation des résolutions du CSNU (qui plus est, une utilisation contraire à l’esprit de ces résolutions), il n’est plus resté de doutes quant au caractère illégitime de ce concept.

Ce concept est perçu avec suspicion par le monde entier. La Russie et les autres Etats du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique de Sud) font front contre son application unilatérale et arbitraire. Le Brésil a même suggéré de compléter le concept par la « responsabilité d’ingérence »  qui oblige ceux qui recourent à la force sur le territoire d’un Etat étranger de réparer les dégâts matériels causés par cette ingérence et reconstruire ce qui a était détruit.

Le concept de « responsabilité de protéger » n’a pas réussi à servir de fondement juridique pour pouvoir agir en court-circuitant l’ONU. Le droit international moderne a résisté à l’attaque et continue à fonctionner sous son ancienne forme et en conformité avec la Charte des Nations Unies. Le fait d’accuser la Russie et la Chine de vouloir ébranler l’ordre mondial existant, de porter atteinte au droit international, de vouloir prendre sa revanche ou tout refaire à leur avantage, ce fait n’est qu’un artifice typique/caractéristique de la guerre de l’information (plutôt de désinformation), quand on rejette sa faute sur autrui.

Cependant, le concept de « responsabilité de protéger » n’est pas encore relégué aux archives, et on va continuer à y faire appel unilatéralement, jusqu’au moment où on s’entendra pour le mettre sur le droit chemin, c’est-à-dire jusqu’au moment où ce concept sera en conformité avec le droit international en vigueur. Le soutien armé d’une soi-disant opposition modérée au régime de Bashar Al-Assad en Syrie en est la preuve. Mais comme là-bas tout est mélangé (la lutte contre l’Etat islamique, la légitime défense, les actions militaires à la demande du gouvernement au pouvoir), une évaluation juridique des événements en Syrie-même et en rapport avec elle exige une grande délicatesse et prudence (voir les détails ci-dessous).

 

Droit international « à la carte »

Une application sélective des dispositifs du  droit international s’est avérée être une méthode « aisée », bien que douteuse, pour rectifier et aménager le droit international. D’après notre classification, c’est une sixième voie. Sa raison d’être s’explique par le fait que le droit international, depuis toujours, s’efforce de résoudre deux problèmes diamétralement opposés. D’un côté, le droit remplit une fonction protectrice, en préservant le statu quo existant, et de ce point de vue il est foncièrement conservateur. De l’autre côté, il est appelé à promouvoir le renouvellement, à contribuer aux changements et à aider leur légitimation.

Le cas le plus difficile c’est un conflit interne entre le principe d’intégrité territoriale des Etats (préservation du statu quo) et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (légalisation d’une nouvelle structure étatique). Il est pratiquement impossible de les concilier. Tous les échecs de règlement du conflit du Moyen-Orient le confirment. Mais les grands acteurs et le droit international le réessaient sans cesse. Les accords d’Helsinki fournissent un élément essentiel pour trouver la solution. Ces accords stipulent que tous les principes du droit international doivent être interprétés et appliqués en tenant compte l’un de l’autre et en fonction l’un de l’autre.

Le précédent du Kosovo, cependant, nous a rendu à tous un mauvais service. Il a provoqué l’effet de domino en ce qui concerne l’utilisation volontariste des principes du droit international par un seul groupe au détriment de l’autre. Pour ce qui concerne le Kosovo, les Américains et les Anglais ont fait comprendre que les Constitutions nationales et les législations nationales, qui entérinent l’intégrité territoriale d’un Etat et qualifient le séparatisme d’infraction pénale, n’empêchent pas la réalisation du droit à l’autodétermination. Le contraire aurait été impossible.

Dans le cas de la Géorgie, de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie, les mêmes Américains et Anglais ont pris une position diamétralement opposée d’absolutisation de l’intégrité territoriale. La réaction était exactement la même à l’égard de la Crimée et du conflit en Ukraine et autour d’elle. C’est pourtant évident qu’un recours illégal à la force armée, un coup d’Etat et  l’intention non dissimulée de priver la population des libertés et des droits fondamentaux, reconnus intentionnellement, créent des circonstances foncièrement différentes, et ces nouvelles circonstances remettent en question toutes (!) les anciennes obligations quand il s’agit d’un pouvoir illégitime et d’un Etat où ce pouvoir s’est affirmé.

Il s’agit non seulement de ces cas concrets, quand les acteurs internationaux principaux défendent les décisions multidirectionnelles. Le problème est que ces situations se comptent par dizaines. Les Ecossais ont certainement le droit à l’autodétermination. Surtout après le Brexit. Les Québécois aussi, eux qui ont exprimé leur désir de ne pas s’opposer à l’Etat canadien. Les Catalans aussi ont ce droit, bien que le gouvernement espagnol et le tribunal Constitutionnel leur refuse ce droit en se basant sur la législation en vigueur (comparez avec la conclusion de la Cours internationale).  Les Kurdes aussi, malgré le fait qu’ils soient considérés comme étant Turcs selon la Constitution.

Le revers de cette approche  « sélective » à l’égard des principes du droit international, quand l’intégrité territoriale est absolutisée envers et contre tout, est une indulgence possible délivrée à l’Azerbaïdjan pour résoudre un conflit autour du Haut-Karabakh avec recours à la force armée. De la même façon, conformément à l’approche sélective, la Chine continentale pourrait obtenir carte-blanche pour englober Taïwan, quoiqu’en pense la population locale. Visiblement, les Etats qui, pour des raisons de pure conjoncture, font appel à cette approche, ne s’en rendent pas compte. Ils auraient dû.

C’est pour cela que les experts et les hommes politiques russes essayaient de convaincre les USA et l’UE de ne pas ouvrir la boîte de Pandore – ne pas donner au Kosovo la possibilité de déclarer son indépendance, ne pas se précipiter à le reconnaître, ne pas annoncer d’avance que cette déclaration serait certainement faite. Actuellement, Bruxelles fait pression sur Belgrade pour l’obliger lui aussi à reconnaître le Kosovo et de cette façon mettre un point final à cette tragédie ainsi qu’à cette farce avec les droits des Serbes dans cette région de l’ex-Yougoslavie. Mais quand on y aura mis un terme ici,  ça explosera ailleurs.

A l’époque, nous proposions à l’OTAN aussi bien qu’à l’UE de se mettre d’accord sur un système de règles qui concrétiseraient le droit à l’autodétermination. Une autre solution serait d’approfondir  une piste d’échanges territoriaux.  Une troisième : réfléchir sur l’utilisation du concept de plusieures nations étatiques égales au sein de l’Etat-nation (comme en Suisse) qui permettrait de résoudre en gros le problème de la confrontation inter-ethnique (ce concept, d’ailleurs, serait drôlement utile en Ukraine).

Aucune de ces propositions n’a été suivie de répondant. Il est plus facile de suivre les sentiers battus, de faire passer ses principes, sans faire attention à leur incohérence flagrante. Il est plus facile de poursuivre ses propres objectifs coûte que coûte, en abusant de sa supériorité, et  ensuite s’étonner du pourquoi quelque chose qui a été utilisé dans un endroit est reproduit dans un autre, dans d’autres circonstances et dans d’autres coins de la planète.

Peut-être un jour, quand sera venu le tour de la normalisation des relations entre la Russie et l’UE sur des bases profondément différentes par rapport au passé, il faudra quand même se mettre d’accord sur les conditions de l’application pratique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ou au contraire, convenir que l’époque d’autodétermination allant jusqu’à la séparation et la création d’un Etat indépendant, cette époque-là est révolue, la roue de la fortune a tourné, et que maintenant à l’ordre du jour on inscrit la réunification des nations en entités plus aisées et stables politiquement comme économiquement, et pas le contraire. C’est aussi une solution envisageable.

 

Le glas sonne-t-il pour les principes universels du droit international ?

Une septième voie est celle de la fragmentation du droit international, de sa régionalisation ou bien de l’aboutissement des objectifs d’universalisation par le biais de la projection vers l’extérieur des approches et des règles de conduite plus particulières. Cette voie n’est pas sans défauts. Afin que l’intégration de l’Union économique eurasiatique (UEEA) et de l’UE (l’intégration des intégrations, comme on l’appelle en russe)  ou le choix de la primauté de la coopération par rapport à la concurrence deviennent possibles, ne serait-ce que théoriquement, il est indispensable qu’au niveau régional et national on évite la folie des grandeurs et qu’on arrête de mettre le droit national et supranational au-dessus du droit international. Pourtant jusqu’à présent la législation fédérale des USA est placée au-dessus des accords internationaux. Depuis les années 2000 l’UE teste le cadre juridique qui place l’ordre interne, public comme légal, au-dessus de la norme de droit international et des engagements internationaux.

Les accords méga-régionaux de partenariat commercial et d’investissement deviennent un symbole de la rupture avec l’approche universelle vers le commerce international qui constitue une part très importante de l’activité humaine. Ces accords ne sont pas un coup de pouce pour les règles de l’OMC ni un moyen de pousser vers la recherche d’approches universelles, comme l’affirment leurs adeptes. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du PTP (partenariat transpacifique) ou du PTCI (partenariat transatlantique de commerce ou d’investissement, TPP et TTIP en anglais), on parle pratiquement de les remplacer par un standard commun que les membres du partenariat adoptent et puis l’imposent aux autres.

Peut-être le TPP et le PTCI feront une percée dans la réglementation juridique internationale par rapport à la réussite pas tellement remarquable de l’OMC. Mais chaque percée a ses côtés positifs et négatifs. Afin de minimiser les conséquences négatives, on a un énorme besoin d’inclusion, c’est-à-dire d’associer les pays tiers aux consultations et d’étudier à fond des possibilités d’accommodation mutuelle de deux régimes légaux différents.

Une huitième voie est celle de suppléer le droit international rigide et contraignant  par un droit souple, par une réglementation indicative. Ce sont des formes très flexibles. Ce n’est plus le droit, mais plutôt un choix de type de comportement, quand le respect des accords apporte des avantages, mais au total n’apporte aucune contrainte. Ce droit souple n’a pas fonctionné en ce qui concerne les relations entre la Russie et l’UE. La perspective de la création des espaces communs et le programme «Partenariat pour la modernisation » étaient basés là-dessus. On verra si ça va fonctionner en tant qu’outil de résolution des problèmes climatiques et de garantie du développement durable avec ses 17 objectifs principaux.

Voici une évidence : dans une mesure de plus en plus importante, le processus mondial et les relations internationales ne sont plus uniquement régulés par le droit international, mais aussi par le droit souple, le droit régional, européen et national, des éléments extraterritoriaux y étant compris. Dans son ensemble, tout ceci constitue un système international règlementaire, qui, semble-t-il, se substitue actuellement à la totalité et l’intégralité du droit.

Est-ce un bien ou un mal ? D’une certaine façon, c’est une question rhétorique. Il ne s’agit pas d’évaluer un évènement, mais de constater l’apparition d’une nouvelle réalité juridique dans ce monde. L’humanité a reçu à sa disposition un nouvel outil juridique international diversifié. Théoriquement, cet outil crée des conditions pour un avancement plus sûr et ouvre les horizons pour une variabilité plus large.

D’autre part, un tel développement et de telles flexibilités peuvent camoufler l’absence d’un véritable accord. D’un côté, ils desserrent la pression, quand l’Etat n’a pas d’autre choix que de prendre des engagements bien réels, qui profitent du soutien juridique. De l’autre côté, ils sont susceptibles de fragmentation du droit international, de l’apparition d’un droit international à géométrie variable, de l’émergence d’une tentation, pour différents Etats, de construire une hiérarchie des engagements en fonction de leurs préférences, et non conformément aux strictes exigences du droit contraignant.

La sortie s’impose d’elle-même. De toute évidence, le développement progressif du droit international proprement dit ne suffit plus. Le droit ne résout pas tous les problèmes. Il est nécessaire de poser la question d’une évolution progressive de tout le système de régulation et d’une approche systémique  à son égard.

Le revers de l’assouplissement grandissant du droit international est une neuvième voie, à savoir l’ambigüité pragmatique. On croyait depuis toujours que le célèbre proverbe sur la facilité de manipuler  la loi [littéralement : la loi est comme un timon: on peut le tourner là où on veut aller] était une invention proprement russe, mais nos amis traducteurs nous en ont dissuadé : ils ont trouvé des équivalents dans d’autres langues européennes, en commençant par le français, du style Toute loi contient le moyen de la contourner.

La pratique actuelle confirme la véracité de ce propos. A tous les niveaux, tous les hommes politiques et tous les experts, à l’exception de ceux qui ont une formation juridique, se plaignent de la dégradation du droit international, du fait qu’il est devenu victime de confrontations géopolitiques.  En Occident, on en fait porter la responsabilité à la Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie, le Pakistan etc. (en fonction du sujet), alors qu’en Russie on rejette la faute sur les USA, l’OTAN, l’EU et les Etats-membres, ne serait-ce que pour des raisons exposées ci-dessus.

En même temps, et ceci réfute les dernières allégations, aucun Etat dans le monde ne se permet de s’insurger contre le droit international ou de le renier. Quelles que soient les actions entreprises, les USA, l’OTAN, l’UE, la Chine, la Russie, l’Ukraine etc. justifient leur opinion et leurs actions en faisant valoir le droit international. Quoiqu’il arrive, ils continuent à proclamer leur attachement au droit international.

Invoquons de nouveau le précédent du Kosovo. Les Etats-Unis et l’UE justifient leur cap sur la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en affirmant que le principe de l’intégrité territoriale n’est pas applicable dans ce cas concret.

Moscou insiste sur une approche diamétralement opposée, en signalant que le droit international doit être appliqué dans un contexte beaucoup plus large. Il est nécessaire de tenir compte de plusieurs autres dispositifs du droit international et d’autres facteurs, y compris des facteurs externes. Puisque le Kosovo, du point de vue historique et territorial, est le berceau de la civilisation serbe.  Une population serbe vit au Kosovo d’une façon groupée et ne désire pas se muer en minorité.  Ils veulent continuer à faire partie de la Serbie. Nous sommes tenus de garantir le respect de leurs intérêts dans le cadre d’un règlement global.

Il est important d’arriver à un règlement, et non à une condamnation externe des mesures unilatérales. Pour notre appréciation de la situation, il est fondamental de savoir que toutes les affirmations que l’épisode du Kosovo ne créerait pas de précédent, sont fausses. Il n’y a rien d’archi-spécifique dans la situation du Kosovo. Sauf le fait que ce territoire a été soustrait d’un Etat souverain par les puissances étrangères (!). La Transnistrie, Chypre du Nord, le Haut Karabakh, l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et d’autres territoires depuis des années subsistent pratiquement comme des Etats indépendants. Les populations de ces pays ont souffert de la violence armée de la part de la nation supposée « titulaire ». Sans le moindre doute, la décision sur le Kosovo aurait pour elles une importance sans précédent. Avant d’ouvrir la boite de Pandore, il faut évaluer toutes les conséquences et ne pas faire semblant, après coup, de n’avoir pas été prévenu.

Après la guerre en Transcaucasie, qui a suivi la tentative de Mikheil Saakashvili de s’approprier, par voie d’armes, de l’Ossétie du Nord, et après une attaque contre les forces de paix russes, Moscou a profité de tous les arguments occidentaux, relatifs au Kosovo, pour appuyer la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Mais les partenaires occidentaux ont substitué leur argumentation par son contraire. Ils insistent inébranlablement sur l’intégrité territoriale de la Géorgie dans la limite de ses anciennes frontières, malgré tous les derniers événements et malgré le précédent du Kosovo. Et voilà un tour de passe-passe : même dans ce cas ils déclarent que leur vision des choses est la seule interprétation possible du droit international en vigueur.

De ce point de vue-là, l’indépendance de la Crimée et ensuite son rattachement à la Russie n’est qu’une réédition, même en tenant compte de tous les éléments spécifiques de la situation historique et actuelle de la Crimée dans le triangle relationnel entre elle, Moscou et Kiev. A condition, bien sûr, d’avoir reconnu qu’un coup d’Etat a eu lieu à Kiev et que le nouveau pouvoir illégitime avait des projets bien concrets pour la Crimée.

Dans le même lot de jeux avec une interprétation flexible du droit international  on trouve un autre exemple, non moins flagrant, des schémas juridiques qui ont été inventé et/ou sont utilisés en Irak, Syrie, Afghanistan. Laissons tomber l’histoire de l’invasion américaine en Irak. Par la suite, tous ont reconnu que le prétexte de cette invasion avait été inventé. Mais c’est arrivé uniquement après un changement de la réalité juridique dans le pays. En prenant conscience que le fait de légitimer la situation dans le pays, au lieu de préserver l’illégalité, servira les intérêts de tout le monde, le CSNU a adopté des résolutions qui visent la stabilisation de la situation. De leur côté les Etats-Unis ont légalisé d’une façon adéquate la présence de leur contingent militaire sur le territoire irakien. Le gouvernement national, créé par les Américains, a adressé à Washington une demande officielle d’introduire ce contingent dans le pays. De cette façon, la question relative aux précédentes transgressions non dissimulées du droit international a été close, sur de fausses bases. Actuellement une coalition internationale combat en Irak l’Etat islamique, sur l’invitation du gouvernement légitime. Du point de vue juridique, c’est amplement suffisant.

Ce schéma standard de légalisation de la présence des forces de l’OTAN dans un pays  avait été utilisé un peu plus tôt en Afghanistan. Seulement, pour justifier l’entrée des troupes, on a fait appel à l’art.5 du Traité de l’Atlantique Nord sur la solidarité en cas d’attaque contre un des Etats de l’Alliance. La suite s’est déroulée comme à l’accoutumée : un nouveau gouvernement – une invitation plus une série de résolutions du CSNU. Aujourd’hui, cependant, l’ONU bute sur un problème de légitimité de la présence, en tant que force internationale, des USA en Afghanistan. Cette présence n’est plus couverte par le mandat de l’ONU. Les autres pays ont retiré leurs troupes. Le problème aurait été résolu si les représentants de l’OTAN avaient fait un rapport de l’accomplissement (ou non-accomplissement) de la mission et le CSNU avait défini les modalités d’une nouvelle mission.

En ce qui concerne la Syrie, tout est beaucoup plus confus. Les troupes russes y sont présentes sur l’invitation du gouvernement légitime. Du point de vue du droit international, tout est en ordre. D’après l’avis de l’opposition modérée anti-Assad, des formations terroristes et les Etats qui les soutiennent, – pas tout à fait, puisqu’ils exigent le départ de Bashar. Cela veut dire qu’ils s’attaquent à la source de la légitimité.

Pour des actions militaires et paramilitaires sur le territoire syrien de tous les autres intervenants, il faut une résolution du CSNU. Mais ces « autres » essaient de s’en passer, en se cachant derrière la légitimité de la lutte contre l’Etat islamique et le terrorisme international. Des résolutions à ce sujet existent. D’autant plus que la législation nationale approuve la collaboration internationale dans la lutte contre le terrorisme. Ce n’est même pas la peine de parler de la vulnérabilité d’une pareille argumentation, il suffit de rappeler que le gouvernement syrien a qualifié l’acheminement unilatéral des conseillers américains sur le territoire du pays d’une façon très compréhensible : comme une transgression de l’ensemble des normes du droit international.

La France a tenté d’utiliser une approche différente pour justifier le bombardement de la Syrie et les frappes aériennes sur les positions de l’Etat islamique en Syrie. Le Président et le gouvernement français ont déclaré que la France est en état de guerre (!) contre le terrorisme international après les actes terroristes à Paris. Qui plus est, la notion de « guerre » interprétée à la française décrit non seulement ce cas particulier, mais aussi la nécessité de neutraliser les djihadistes-citoyens français qui combattent en Syrie au côté de l’Etat islamique, mais aussi ceux qui rentrent dans leur pays.

De cette façon, Paris a utilisé en même temps deux justifications contraires : en plus du droit à la légitime défense et de la réponse des USA, de l’OTAN et de l’ONU à l’attaque terroriste, qui établit un précédent, Paris a utilisé la logique de la lutte contre ses propres citoyens. Du point de vue du droit international classique, cette logique est pour le moins discutable, ce qui a été pointé du doigt par l’opposition et les juristes spécialisés en droit international. Mais on ne peut lui refuser une certaine intégrité. Les Français ont déclaré une situation d’urgence à l’intérieur du pays (et ont changé leur législation en passant) et ont suspendu le fonctionnement de la Convention Européenne des droits de l’homme.

 

Jeux autour des libertés individuelles fondamentales

En réalité, il s’avère que les droits de l’homme constituent une voie supplémentaire, une dixième piste, de l’adaptation du droit international aux enjeux de la modernité. Théoriquement, la défense des droits de l’homme et de ses libertés fondamentales représente une des méthodes les plus efficaces de rapprochement des systèmes législatifs et sociaux des pays différents, de création d’un espace mutuel de traditions, de valeurs, de la compréhension commune de l’image de l’humanité dans le futur telle qu’on la rêve.

Mais du point de vue politique, le terrain des droits de l’homme a été utilisé comme un outil de la guerre de l’information, une arme confortable dont on a eu besoin pour présenter la Russie comme l’incarnation d’un mal abstrait et comme l’antipode à la démocratie occidentale.

En termes de contenu, nos partenaires commencent de plus en plus à mettre l’accent sur une interprétation ultralibérale d’un lot classique des droits de l’homme, l’interprétation qui provoque, entre autre, une érosion de la famille traditionnelle, ce que la société russe a le plus de mal à accepter.

Du point de vue juridique, nos partenaires ont commencé à insister sur le fait que l’évolution de l’interprétation des droits de l’homme dans un groupe de pays, dans plusieurs pays ou même dans la majorité des pays doit entraîner une évolution semblable dans tous les autres Etats-membres du système européen de la défense des droits de l’homme.

 

Une voie en plus, une onzième : la routinisation de l’application unilatérale de toutes sortes de sanctions, qui elles aussi renient et dénaturent les droits fondamentaux de l’homme. Comme on a beaucoup écrit à ce sujet, on va donc s’en tenir à seulement quelques remarques.

Les sanctions unilatérales sont surtout nuisibles pour le droit international. Elles cassent les régimes juridiques communs, transforment le droit international en système de régulation à géométrie variable, sapent l’efficacité du principe impératif du droit international, à savoir le principe de la collaboration internationale. Pourtant ce principe constitue la substance-même du droit international.

Les sanctions unilatérales souffrent habituellement de subjectivisme et ont un faible appui  dans le droit international, si toutefois elles en ont un ; elles relativisent le droit international comme rien d’autre ne le fait.

 

Au nom du triomphe du bon sens

C’est peut-être suffisant pour la conclusion finale. Notre société change, rapidement, impétueusement et de manière systématique. Le droit international doit s’adapter et suivre ses changements, et même les devancer, il doit les gérer. Il existe pour ça une méthode parfaitement légale : par le biais de négociations, de l’harmonisation de la volonté des Etats, la conclusion de nouveaux accord internationaux, de préférence à caractère universel, lors des forums convoqués expressément à ces fins, ou au sein des organisations internationales. Mais surement pas de la façon décrite ci-dessus.

De ce point de vue, la confrontation actuelle entre Washington/Bruxelles et Moscou est une aberration totale, le théâtre de l’absurde, un obstacle à l’avènement d’un avenir beaucoup plus paisible, réussi et dynamique ; c’est une perte de repères, quand les pays désapprennent non seulement à se comprendre, mais même à se parler.

La Russie, malgré tout, occupe une position cohérente et constructive sur les points de l’agenda international le plus exhaustif, que ce soit le contrôle du respect des accords liés au dossier nucléaire iranien ou la problématique climatique, le développement durable ou la lutte contre la criminalité et le terrorisme international etc.

Toutes les méthodes palliatives analysées plus haut ne nous conduisent nulle part. Il faut s’en débarrasser et retourner systématiquement à une coopération internationale normale à tous les niveaux et dans tous les domaines. En utilisant le langage onusien, on en a besoin pour le bien des générations futures.

© Mark ENTIN, professeur de l’Institut d’Etat (université)
des relations internationales de Moscou
(MGIMO)
du Ministère des Affaires Etrangères de la Fédération de Russie
et
Ekaterina ENTINA, vice-doyen, maître de conférences
de l’Université nationale de recherches «
Ecole supérieure d’économie»