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De la lutte contre le terrorisme vers un agenda unificateur

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Nous vivons des temps étonnants. Tout est mis sens dessus-dessous. La peur gouverne le monde. On nous habitue à l’idée que chacun peut devenir la prochaine victime, surtout celui qui est exposé et protégé moins que les autres [1], on nous habitue à l’idée qu’il vaut mieux se taire [2].

 

Collaboration contrainte et forcée

Il n’y a que des tragédies terribles, comme cette récente débauche terroriste en plein centre de Paris, pour ramener à la raison les dirigeants contemporains et les élites politiques (mais ce n’est pas toujours le cas, comme le démontre cette histoire d’une absurdité inacceptable d’un avion russe SU-24 abattu par la Turquie dans le ciel syrien, incident qui a été perçu par les hommes politiques occidentaux sensés comme un indice de ce que « Ankara a cessé d’être un allié » [3].) Il n’y a que de pareilles tragédies pour obliger les dirigeants à suivre le bon sens et pas ce qui leur est inspiré par leur égoïsme national extrême, individuel ou collectif. Il n’y a que de pareilles tragédies pour obliger les dirigeants à ne plus élaborer ni appliquer des mesures franchement absurdes dans leur politique extérieure et intérieure, des mesures dont le caractère vicieux est évident dès le départ. En plus, dans la plupart des cas ce ne sont que des mesures annoncées, jamais appliquées concrètement : juste pour calmer les esprits.

Comme si des millions de tués ou estropiés de la Première guerre mondiale n’existaient pas ; comme si l’agression fasciste contre le monde entier n’avait jamais eu lieu, quand l’idéologie de haine avait failli prendre le dessus et dominer notre continent ; comme si les crimes de génocide n’existaient pas, ce génocide qui a laissé derrière lui des montagnes de cadavres et une mer de chagrin, ce génocide contre lequel l’humanité s'est insurgée avec un retard impardonnable ; comme si la crise des Caraïbes, qui a poussé la planète au seuil de la destruction, ne s’était jamais produite ; comme si la Libye, l’Irak, l’Afghanistan et d’autres pays n’avaient pas été écrasés, détruits, repoussés sinon dans la barbarie, alors pour le moins des décennies en arrière ; comme si tout se faisait pour justifier ce proverbe, qui jadis était spécifiquement russe : tant que le tonnerre n'éclate pas, le paysan ne fait pas le signe de la croix [Note du traducteur : prévoir des mesures de sécurité après l’évènement]

On a du mal à croire que des projets innovateurs et unificateurs, tels que la création de l’ONU, la célébration commune de la victoire décisive des Alliés dans la Seconde guerre mondiale, avec une participation internationale exceptionnelle, le plan Marshall et le lancement des programmes régionaux d’intégration, le développement du Mouvement des pays non-alignés et son agenda humanitaire, les Jeux Olympiques et autres évènements de la même ampleur destinés à renforcer l’amitié entre les peuples, on a du mal à croire que tous ces projets appartiennent au passé. Il ne reste que crimes abjects et catastrophes « faits main » pour pousser les pays et les peuples vers la cohésion; la démence, l’étendue des dégâts et la préméditation abominable de ces crimes et catastrophes font se glacer le sang dans les veines.

L’attaque terroriste contre les Etats-Unis le 11 septembre 2001 a secoué tous les pays et tous les peuples. La solidarité qui en est née, l’horreur et l’aversion que cette attaque a provoquées, les ont poussés à oublier les différends et à se rapprocher, à créer un front commun dans la lutte contre le terrorisme international et à faire monter d'un degré la coopération entre les états. Mais tout ceci s’est avéré insuffisant pour donner à l'agenda un caractère unificateur.

Ensuite survient une crise globale, économique et financière et ses effrayantes conséquences destructrices pour les économies nationales, l’économie mondiale et le commerce international. Cette crise a pesé de tout son poids sur les affaires, sur les petites et moyennes entreprises, sur les travailleurs, sur les couches de population les plus démunies ; elle nous a fait prendre conscience de notre extrême vulnérabilité devant le danger commun, elle nous a tous forcés à unir nos efforts afin de ne pas laisser sombrer dans un précipice le système économique mondial. Cette crise nous a démontré à quel point il est important de ne pas se laisser séduire par le protectionnisme et l’avantage trompeur des mesures unilatérales ; elle a fait porter au G20 la responsabilité de la réponse et l’a placé au centre de la politique mondiale, mais uniquement pour la période qui a été nécessaire pour sortir de la phase la plus aigüe de la crise. Ensuite ce sont les contradictions entre les Etats et entre différents groupements qui ont repris le dessus.

Le vandalisme terroriste sanglant à Paris, le « vendredi noir » du 13 novembre 2015, a de nouveau ébranlé les principes de base de l’ordre mondial, a lancé un défi à toutes les élites politiques, à tous les Pays et à leur politique méchamment égoïste qu’ils appliquaient avec une énergie accrue ; ce vandalisme a incité les membres de la CE à le reconnaître : oui, nous sommes en grande partie responsables de ce qui arrive ; nous avons nous-même implanté « les dents du dragon » ; nous avons commis plein d’erreurs [4], et il faut les corriger [5]. Pour ce faire, nous devons non seulement « fermer » notre frontière externe [10], mais se serrer les coudes dans la lutte commune contre le mal commun [6] – l’Etat islamique, Al-Qaïda et autres groupements barbares de bandits [7] dont les tentacules et les structures décentralisées [8] ont envahi le monde entier [9].

 

La guerre contre le terrorisme

La guerre contre le terrorisme et la prise de conscience du fait qu’il est devenu indispensable de rapprocher les intérêts nationaux, de mener une guerre commune contre le terrorisme international qui défie tous ceux qui appartiennent à notre civilisation, quelle que soient leur structure politique, leur implication dans les affaires internationales, leur situation géographique, cette prise de conscience fait renaître l’espoir qu’on pourra mettre fin à la crise généralisée dans les relations internationales et à l’accroissement du potentiel de confrontation. Cet espoir n’est pas énorme, compte tenu de la résistance enragée que rencontre le mouvement de réunification, compte tenu de la présence de sponsors bien connus qui sont même parfois directement pointés du doigt [11] par certains médias occidentaux audacieux [12], compte tenu du fait que les dirigeants de certains pays sont prêts à toutes les provocations possibles afin de faire valoir leurs intérêts et attirer l’attention sur eux [13], comme l’écrit  le «Financial Times» dans son éditorial.

Mais l’expérience des dernières années prouve que la participation à une guerre commune ne garantit rien. Une simple participation est largement insuffisante ; elle pourrait faire tomber dans le même piège, celui de recourir aux mêmes méthodes vicieuses qui consistent à résoudre les problèmes politiques internes et à faire valoir ses intérêts sur la scène internationale après avoir atteint une victoire apparente sur l’ennemi.

La une du « Monde », éclatante et émouvante, parue quelques jours après les événements parisiens, quand les premiers effets du choc ont commencé à s'estomper, le décrit d’une certaine façon. Je me permets une large citation : « Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le président George W. Bush avait usé et abusé de l’expression « guerre au terrorisme ». Il avait juré que les Etats-Unis allaient remporter cette « guerre ». Ils allaient défaire Al-Qaida, l’écraser, raser de la carte le djihadisme islamiste. On sait ce qu’il en est advenu, en Afghanistan comme en Irak. Si « guerre » il y a eu, alors l’Amérique ne l’a pas gagnée. Quinze ans plus tard, le terrorisme islamiste se porte mieux que jamais. Les Parisiens viennent de le payer très cher [14]"

En ce qui concerne l’Etat islamique en tant que la dernière incarnation du terrorisme islamique, lui il fait vraiment la guerre : il dispose d’une grande partie du territoire de l’Irak et de la Syrie, il a des ressources considérables, il a à sa disposition des dizaines de milliers de combattants. Rien ne l’arrête. Il est prêt à commettre les crimes les plus ignobles afin d’atteindre ses objectifs. Par ailleurs, selon « Le Monde », ces objectifs visent non seulement la création d’un khalifat mais aussi la destruction des infidèles, y compris sur leur terre, c’est-à-dire en Europe. C’est pourquoi la guerre menée par DAESH a comme priorité la formation des recrues venant des pays européens, dans lesquels ils vont retourner pour répandre partout la flamme du djihad.

A la guerre il faut répondre par la guerre. Et en connaissance de cause [15]. On n’a pas le choix, soulignent les Français. Il faut agir résolument, comme le fait l’adversaire. Les Français ont raison de croire qu’agir en réaction n’est plus suffisant, surtout s’il faut combattre l’ennemi sur deux fronts – externe et interne [16]. Si on se limitait à la « guerre de rétorsion », on gagnerait quelques combats, mais on perdrait la guerre.

Il faut viser l’anéantissement de l’adversaire, sinon il va tout le temps renaître de ses cendres, le retour des talibans en Afghanistan en est la preuve tangible [17]. Ce n’est possible que si l’Islam est réformé par les musulmans eux-mêmes, afin de priver le terrorisme de ses fondements religieux et de prévenir de cette façon l’engagement des milliers de jeunes musulmans dans le mouvement djihadiste. « C’est là qu'il est le plus important de les aider », conclut « Le Monde » qui reprend cette idée plusieures fois [18], en ajoutant qu’il ne faut pas mélanger terrorisme et problème de migrants ou de l’Islam en général, comme certains le font [19].

Malgré tout, ce n’est pas suffisant. Les Français s’arrêtent à mi-chemin. Pour compléter ce qu’ils déclarent il faut un programme positif unificateur pour tous ceux qui sont prêts non seulement à mener un combat commun contre l’ennemi mais aller plus loin sur la voie d’une collaboration mutuellement avantageuse.

 

Esquisse éventuelle d'un agenda unificateur global

On imagine qu’une telle collaboration devrait viser une démocratisation graduelle des relations internationales, donner à cette collaboration un caractère inclusif, mettre en exergue l’aide au développement en tant que priorité générale et outil réel de création de conditions de vie décentes dans les Pays et régions qui constituent le berceau du terrorisme, des conditions de vie qui contribuent à une autoréalisation de la personnalité des réfugiés et des migrants illégaux. Cette collaboration devrait amener à une égalisation des niveaux de développement économique partout sur notre planète. C’est une des directions.

Une attitude sérieuse face à cette direction suppose l’abandon des méthodes néocoloniales de la construction des relations économiques entre le monde évolué et son ex-périphérie, quand une main reprend ce que l’autre vient d’offrir, quand une évolution unilatérale est encouragée, ainsi que la monoculture. L’argent n’est investi que dans les branches économiques axées sur l’exportation, l’extraction et la transformation des ressources minières, une production de masse de certains produits agricoles. Les autres branches sont usurpées par des compagnies étrangères débrouillardes plus puissantes qui dévorent facilement les concurrents locaux inexpérimentés, sous le couvert d'accords internationaux iniques, ce qui en réalité ne fait qu’aggraver la dépendance des sources externes et affaiblir l’équilibre interne des économies nationales. Angus Deaton [21], prix Nobel d’économie « frais émoulu » [20], écrit que le monde en développement n’a pas besoin d’une aide financière trompeuse, mais d’un accès non discriminatoire au marché, d’une liberté de migration et des médicaments à des prix accessibles, ces médicaments qui, précisément, intéressent le moins les géants mondiaux de l’industrie pharmaceutique [22].

Une attitude sérieuse face à cette direction suppose aussi que tous les médias internationaux, toutes les institutions financières et monétaires internationales, tous les centres occidentaux de recherche refusent de mener une campagne de propagande qui visait, ces derniers temps, à discréditer les économies nationales qui étaient en croissance et coinaissaient un développement rapide. Il est unanimement reconnu que ces économies sont en crise ou vont y être entraînées [23], que leurs succès et leur relative attractivité sont du passé [24], que ces Pays sont en retard pour effectuer des réformes structurelles et n’en sont même pas capables, qu’ils sont rongés par la corruption et vivent des temps difficiles, qu’ils ne sont pas si favorables aux capitaux étrangers qu’on le croyait, qu’ils sont prêts à tout moment à s’en prendre, à ces capitaux. Que ces pays sont politiquement instables, contaminés par le virus d’autoritarisme et de totalitarisme ; qu’ils n’ont pas eu le loisir de se doter des institutions démocratiques efficaces et fonctionnelles, ce qui provoque une incertitude législative et politique, ce qui rend leur politique interne et externe difficilement prévisibles. De cette façon, l’investissement des capitaux dans ces Pays est exposé à de grands, très grands risques, parfois extrêmes. Toute cette propagande ne poursuit qu’un objectif : détourner les flux financiers vers les Pays occidentaux.

Une attitude sérieuse face à cette direction suppose aussi l’abandon de la situation, créée historiquement mais étant absolument contre nature, quand la monnaie mondiale est frappée par un groupe restreint de Pays les plus développés, Etats-Unis en tête, tout ceci d’une façon tout à fait arbitraire, en tenant compte uniquement de leurs intérêts. Cette façon d'agir leur donne une possibilité de faire supporter les aléas des crises cycliques par leurs voisins, de distribuer la charge parmi tous les intervenants de l’économie internationale et du commerce mondial, de se développer au détriment des autres, voire même de les parasiter. L’argent mondial est pratiquement privatisé par eux, tandis qu’il devrait être un bien commun géré par tout le monde et au bénéfice de tous.

Une attitude sérieuse face à cette direction suppose l’abandon du système régulateur international appartenant au passé, qui avantageait les économies les plus évoluées de la planète tout en condamnant les autres à suivre les modèles vicieux du développement de rattrapage. Pour arriver rapidement à la hauteur du monde développé, les Pays émergents ont besoin d’un libre accès aux technologies avancées les plus modernes, y compris celles qui pourraient contribuer à une diffusion rapide des connaissances, à la création de systèmes efficaces de santé publique et de sécurité sociale, à la fabrication de médicaments à des prix accessibles, à la création accélérée d’une « nouvelle » économie, à l’abandon de la monoculture, de la spécialisation dans l’extraction et la transformation de minerais et de productions énergivores et polluantes.

Mais cet accès est contrecarré par la législation mondiale, et les législations nationales qui lui emboîtent le pas, qui perpétue un monopole sur les réalisations des progrès scientifique et technique. Tous les principes du droit de propriété intellectuelle, ses institutions et mécanismes prohibitifs et coercitifs ont été «initiés» à l'époque de Bismarck, à la fin du XIXème siècle; ils sont en contradiction avec les besoins du développement, les nouvelles tendances de l'économie qui se globalise; ils se sont transformés en frein, et il est impératif de les remettre en question.

Ce dont on a surtout besoin maintenant, mis à part un agenda unificateur, c’est d'un développement commun du potentiel d’une nouvelle révolution industrielle qui évolue, de façon spectaculaire, sous nos yeux ; c’est aussi une compréhension de ses inconvénients et de ses avantages, ainsi que les conséquences qu’elle pourrait engendrer. On a aussi besoin de conjuguer nos efforts afin de mettre cette révolution au service du développement stable et harmonieux. En attendant, elle ne fait qu’approfondir le fossé entre les pauvres et les riches, augmenter les inégalités et exacerber la concurrence, elle ne fait qu’engendrer de nouveaux nœuds de contradictions imprévisibles, dans la politique mondiale, l'économie internationale et à l’intérieur des sociétés nationales.

 

Enseignements de la crise migratoire

Il est clair que dans les décennies à venir la migration non contrôlable sera au centre des préoccupations politiques. Sur la planète on compte pour l’instant 60 millions de réfugiés et personnes déplacées, et leur nombre continue à augmenter [25]. Si on prenait en compte tous ceux qui aspirent à un sort meilleur et à des conditions de vie tant soi peu humaines, le nombre d’émigrés potentiels est d’un ordre de grandeur supérieur. La crise, vécue pour l’instant par l'UE, démontre bien quels différends politiques, quels malheurs et quels dangers elle peut générer. Berlin et Bruxelles n’ont pas apprécié à sa juste valeur le caractère déstabilisant de cette crise, qui avait commencé à mûrir depuis un bon moment. La tentative de lui faire face «à visière relevée», de respecter les traditions humanitaires qu’on s’est attribuées, mener la politique des « portes ouvertes », cette tentative a échoué lamentablement. Bruxelles et Berlin ont vite fait marche arrière, une fois retrouvés face à ce flux de réfugiés et de migrants illégaux qui s’est déversé sur l’Europe Centrale en passant par les Balkans ; leur objectif de redistribuer les demandeurs d’asile a été remplacé par des mesures de restriction d’accès à l’UE des « personnes indésirables », et ceci aussi bien au niveau national que supranational.

Il s’est avéré que les capacités d’accueil de l’Allemagne et de la Suède (sans parler des autres pays de l’UE), qui, dans l’emportement, ont d’abord entrouvert leurs portes, sont fort limitées en ce qui concerne l’accueil et l’intégration des étrangers. On a beau essayer d’embellir la réalité, ces « capacités d’accueil » sont très mal perçues par la plus grande partie de la société [26]. Très nombreux sont ceux qui les perçoivent comme une menace à la sécurité, à leur mode de vie traditionnel, à l’identité nationale, aux emplois. Et cette menace leur semble tellement énorme qu’ils seraient prêts à « envoyer sur le chemin du Calvaire » même les leaders absolus, comme la chancelière allemande Angela Merkel ou l’actuel gouvernement Néerlandais, qui récemment encore semblait être très respecté, tout ceci parce qu’ils n’ont pas suffisamment bien évalué cette menace en question. Très nombreux sont ceux qui seraient prêts à remettre en cause l’avenir-même de l’Union Européenne en tant qu’union d’intégration, dans laquelle, selon certains commentateurs, « les forces centrifuges, semble-t-il, deviennent incontrôlables » [27].

A cause de ce « pédalage » Européen, désinvolte et spéculatif, ils seraient, par contre, prêts à supporter les populistes, les extrêmes droites, les eurosceptiques et même les nationalistes déclarés. La preuve en est une croissance impétueuse de l’influence du Front National et de Marine Le Pen en personne en France [28], des démocrates qui se prononcent pour une restriction maximale de l’accueil des réfugiés en Suède [29] ; les résultats des élections en Pologne, Croatie, et ainsi de suite, en est une autre preuve.

L’accueil et l’intégration de centaines de milliers de personnes va grever l’économie et le budget des Pays concernés, va peser lourdement sur les systèmes d’éducation, de santé et de sécurité sociale, sur les institutions de la sécurité intérieure. Les avantages d’une migration sélective est une chose. Les avantages d’une migration chaotique, qui aide à occuper les emplois vacants ignorés par la population locale, qui fait pression (bénéfique pour les entrepreneurs) sur le marché du travail, ces avantages-là sont beaucoup moins évidents et ne sont pas plus nombreux que les inconvénients.

Ce n’est pas étonnant que l’Allemagne consacre plus de 6 milliards de son budget pour lutter contre la crise migratoire. L'Italie, la France, la Grèce et les autres y allouent des montants importants. Mais c’est la réaction de la Commission Européenne qui est la plus significative : elle a enfin abandonné l’interprétation draconienne du Pacte de stabilité, soutenu par Berlin, cette stabilité au nom de laquelle les Pays de la zone euro étaient obligés de faire tous les sacrifices sociaux pour réduire les déficits budgétaires et arriver, en fin de compte, à un budget équilibré.

De fait, la Commission Européenne a adopté le point de vue de Paris selon lequel « le Pacte de sécurité l’emporte aujourd’hui sur le Pacte de stabilité » et a soutenu ceux qui appelaient à dépenser plus pour stimuler une croissance économique et à prendre en compte les frais supplémentaires imposés à certains pays par la crise migratoire. Après vérification des projets budgétaires pour 2016, la Commission a fermé les yeux sur le fait que la France, l’Italie et l’Espagne atteindront les objectifs du Pacte de stabilité beaucoup plus tard qu’on ne leur réclamait avant.

Vers la fin 2015, dans les décisions des réunions ordinaires et extraordinaires du Conseil de l’Union Européenne et du Conseil « Justice et affaires intérieures », consacrées à l’arrêt de la crise migratoire, l’accent a été déplacé sur la prévention de la pénétration des illégaux sur le territoire de l’UE et sur la révision de l’accord de Schengen dans le sens d'un durcissement sévère du contrôle aux frontières, y compris le contrôle de ses propres citoyens Européens [30]. L’opération civile et militaire « Sophia » de patrouille des eaux internationales près des côtes de la Libye et de ses voisins a permis de fermer le couloir méridional de passage vers l’Europe par la Méditerranée des migrants illégaux venant de l’Afrique du Nord.

On s’est mis d’accord avec la Turquie afin que cette dernière aide à « neutraliser » le couloir balkanique, emprunté par presque un million de réfugiés venant du Proche Orient, afin qu’elle fasse un effort pour améliorer les conditions de séjour des réfugiés sur son territoire permettant aux Syriens d’y rester, afin qu’elle mette en œuvre les dispositifs de l’accord avec l’UE sur la réadmission, selon lequel les Etats-membres auront le droit de renvoyer les illégaux arrivés chez eux par la Turquie.

Certains racontent qu’en cédant au chantage et en se moquant de toutes autres considérations [31], on a accordé à Ankara tout ce qu’elle exigeait [32], y compris la reprise du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, freiné par l’Allemagne et la France il y a à peu près cinq ans pour un certain nombre de raisons, ainsi qu’une réouverture immédiate des consultations relatives à certains chapitres des négociations-marathon, sans oublier l’introduction dès 2016 d’un régime sans visas pour les voyages de courte durée en Europe des citoyens Turcs, ni une aide financière de l’ordre de 3 milliards d’euros à la réinsertion des Syriens, ni une tenue régulière des rencontres au sommet selon la formule « 28+1 » deux fois par an. Tous ces arrangements ont été validés par le sommet UE-Turquie qui s’est tenu à Bruxelles fin novembre ; ils reflètent, selon l’appréciation du « Financial Times », un désir éperdu des leaders Européens de dresser un barrage sur le chemin des migrants, et ceci le plus près possible de sa source, afin d’arrêter ou ne serait-ce que de réduire leur flux [33].

Un certain nombre de mesures ont été mises en place par l’UE pour améliorer le financement et l’effectif de l’agence Frontex chargée de la sécurité des frontières extérieures, ainsi que pour élargir ses compétences afin qu’elle puisse, d’une façon indépendante, renvoyer de l’UE toute personne indésirable qui serait interceptée. Ces mesures doivent aussi aider à appuyer les premiers pas préliminaires, nécessaires pour créer dans l’avenir un service européen de garde-frontières. Elles sont destinées à apporter discrètement une aide financière et en effectifs aux Etats-membres « frontaliers », en premier lieu à la Grèce et à l’Italie. Le Premier ministre Grec Alexis Tsipras a été prévenu que son Pays sera « éjecté » de Schengen, s’il n’assure pas un contrôle efficace de sa part de frontière européenne ou s’il ne laisse pas les autres le faire à sa place [34].

Dans les pays tiers ont été mis en place des centres d’enregistrement, de sélection et de refoulement de ceux qui tentent d’entrer illégalement en Europe. L’UE et ses Etats-membres rêveraient de faire supporter le fardeau de la crise migratoire par les Pays d’origine des migrants ou par les pays de transit ; ils rêveraient de conditionner la coopération économique et d’octroyer une aide technique, ainsi que l’aide au développement, en fonction du taux de succès dans la lutte contre la migration illégale dans les pays en question.

Pour une région explosive comme les Balkans une pareille approche pourrait avoir des conséquences fâcheuses telles que l’augmentation de la tension intérieure et l’aggravation des relations inter-ethniques. Lors du sommet UE-Afrique, convoqué de toute urgence, les leaders du Continent noir ont rejeté cette approche sans ménagement ; mais qui plus est, les leaders africains, en échange des demi-mesures qu’ils auraient été prêts à accepter en violation des droits fondamentaux de l’homme, ces leaders Africains ont exigé donc une amélioration des conditions de la migration légale vers l’UE.

Au niveau national, les Etats-membres ont accepté de repenser ce qui rend lucrative et attractive la migration illégale. Ils ont accepté de suspendre la suppression des barrières intérieures dans le cadre du système de Schengen, cette suppression qui assure un libre déplacement au sein de la plus grande partie de l’Europe unie. Ils l’ont accepté en connaissance de cause, en admettant que ça peut nuire à la croissance frémissante de l'économie [35]. Ils ont même accepté un contrôle sélectif aux frontières et/ou leur fermeture à une libre circulation.

Par exemple, l’Allemagne a significativement réduit ses dépenses consacrées à l'accueil des immigrés en situation irrégulière et a limité les droits qui leur avaient été auparavant accordés [36]. La plupart des Pays, y compris les Pays européens les plus importants comme la France et l’Allemagne, ont partiellement restauré le contrôle de certains segments de frontière avec leurs voisins de l’UE [37]. La Hongrie, suivie par certains autres Pays, a pris parti d’ériger une barrière de barbelé qui la sépare du monde extérieur.

Deux épisodes ont démontré la profondeur de la discorde dans la politique migratoire de l’UE. En manifestant sa supériorité par rapport à tous ou presque, la Suède a d’abord promis d’accepter chez elle tous les migrants sans restriction. Mais Stockholm s’est très vite rendu compte qu’il était incapable de poursuivre sa politique de « portes ouvertes ». Comme le racontent les journalistes, certains membres du Cabinet des ministres pleuraient [38] en annonçant l’introduction d'un quota d’accueil.

De son côté l'Allemagne a d’abord, avec défi, suspendu l’application de l’accord de Schengen qui autorise le renvoi des migrants illégaux dans le premier Pays par lequel ils sont entrés en Europe. Ensuite, à contrecœur et en perdant la face, elle a restauré [39] cet accord au prix d’un affrontement entre Angela Merkel et les membres de son Cabinet à position plus dure. La réduction des droits des personnes accueillies, relatifs aux allocations sociales et à la réunification familiale, est inscrite à l’ordre du jour.

Parmi les mesures indirectes, ou parmi les anti-mesures, on peut citer la complaisance de la police et des pouvoirs locaux par rapport à la vague croissante d'actes de sabotage et d'attaques contre les centres d’accueil, des cas d’islamophobie, de persécutions religieuses, ethniques, nationales et ainsi de suite.

Les défenseurs Occidentaux des droits de l’homme et les gens concernés considèrent comme le plus effrayant le fait que l'antisémitisme banal est en train de refaire surface en Europe, après toutes les horreurs de la Seconde guerre mondiale et les camps de concentration nazis. Les Pays européens s'essayent à l'antisémitisme d'Etat [41]. L'agression de membres de la communauté Juive devient chose banale [42].

Voici une image, d’une certaine façon objective, constituée de différentes pièces de puzzle, chacune d’elle reflétant une facette de la crise migratoire vécue par l’UE et par tous ceux qui se sont précipités en Europe à la recherche du salut. Mais la situation en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Syrie, en Irak et d’autres pays non-européens est nettement plus difficile et tragique. Rien que la Jordanie et le Liban ont accueilli tellement de réfugiés, que la première en compte un pour cinq habitants, et le deuxième – un pour trois [43].

Cela veut dire que se mettre d’accord sur des standards communs, relatifs à la politique mondiale de l’accueil des réfugiés, est devenu une nécessité absolue. La migration est une part énorme et très importante de la politique mondiale et de l’économie internationale. Il faut absolument transformer la migration chaotique et tragique en outil d’interaction positive entre les Etats, en outil de développement. Rien n’apporte autant à l’économie internationale et au développement que la migration. Tous les experts, sociologues, politologues, économistes sont d’accord sur ce point. Mais pas une migration sous sa forme actuelle.

 

Rébellion contre les dogmes outrageants du néolibéralisme

La deuxième direction est une réévaluation réaliste, par tous les principaux acteurs mondiaux, du paradigme du développement néolibéral. Ce paradigme doit être poussé hors de notre vie et supplanté par les valeurs humanistes, par tout ce bagage de l’humanité et de l’inclusivité sociale qui s’est avéré juste durant les cycles précédents de l’évolution. J’explique de quoi il s’agit.

Ces derniers temps, je participe régulièrement aux rencontres annuelles des Centres Jean Monnet, organisées par la Commission Européenne. C’est une occasion unique de revoir mes vieux amis et anciens collègues des Pays de l’UE, de la CEI, de la Turquie, du Japon, d’Israël, du Canada et d’autres régions, qui sont reconnus comme spécialistes dans le domaine de l’intégration. C’est aussi l'occasion d’entendre des fonctionnaires européens remettre les points sur les « i » et évaluer la situation à l’intérieur de l’UE, une occasion de comprendre ce qu’on attend de la coopération internationale, de ressentir dans quelle direction souffle le vent au sein de la communauté des experts.

Le forum de 2015 [44] était à la hauteur des espérances. Tous les esprits étaient préoccupés par un seul et unique problème: le défi lancé à la société européenne et à l’establishment européen par la crise migratoire et la réponse (pas très lisible) à cette crise par les dirigeants de l’UE et les pays-membres. Les commentaires que les participants s’échangeaient dans les couloirs se ramenaient à une constatation: la Vieille Europe se trouve, à l’avis de tout le monde, « dans un… endroit bien connu, mais pas très confortable » ; la politique menée par elle est extrêmement critiquable, mais pas forcément d’une façon débonnaire et amicale ; le monde qui nous entoure s’est transformé, ou est en train de se transformer, en une connerie complète. Terrifiante. Menaçante. Imprévisible. Quelques jours plus tard cela été confirmé à Paris de la façon la plus terrible.

Mais une fois à la tribune, bien entendu, on ne parlait que des valeurs communes et de l’expérience positive qui en découle, du caractère éternel et universel de ces valeurs ; on disait que ces valeurs constituent un socle en granit de l’intégration européenne, qu’elles expliquent et assurent son succès ; qu’il faut les répandre partout, protéger, défendre, faire du lobbying en leur faveur.

Ce n’est que de cette façon-là qu’on pourra défendre l’identité européenne et apporter une contribution décisive dans l'avancement de tous les pays, tous les peuples et toutes les régions sur la voie du progrès, de la prospérité et de la stabilité. Ce n’est que de cette façon-là qu’on pourra mettre fin à toutes ces conséquences négatives que la solidarité européenne a essuyées suite à la façon de traiter la Grèce, et à cause des différends à l’intérieur de l’UE relatifs à l’accueil des réfugiés.

C’est ce qu’il faut impérativement enseigner dans les universités et autres établissements d’éducation et de recherche, sur base desquelles fonctionnent les centres Jean Monnet. C’est ce qu’il faut faire ressortir dans l’activité éducative de l’UE, dans le programme de mobilité pour les étudiants, le programme Erasmus+ et autres programmes internationaux de l’UE du même profil.

Une profonde rupture entre les préoccupations quotidiennes des gens, leurs soucis, leurs inquiétudes et les sujets de discussion était désagréable, laissait perplexe, produisait un effet de « déjà vu », rappelait vivement une blague de l’époque soviétique : un homme consulte un médecin pour un problème d’oreilles. Le spécialiste l’ausculte méticuleusement, lui fait passer une batterie de tests et d’analyses et essaie d’expliquer au patient, ce malade imaginaire, que tout va bien. Ce dernier s’indigne : « Mais non, j’ai un vrai problème : tout le temps j’entends une chose mais j'en vois une autre ! »

 

Appel à lutter contre une nouvelle édition de darwinisme social

Toutes ces émotions négatives ont été effacées complètement et sans restriction par un discours intelligent, honnête et intransigeant de Paul Verhaeghe, professeur de l’Université de Gand (Belgique). Il a lancé un appel circonstancié et argumenté à revoir profondément notre attitude à l’égard des événements actuels, d’abandonner les anciens clichés propres au néolibéralisme effréné, ces clichés qui détruisent, en nous et dans notre société, tout ce qui est bon, beau et important. Après son appel le reste a perdu son importance et était perçu d’une façon tout à fait différente. Il faut en remercier les organisateurs de ce forum.

Paul Verhaeghe est un psychologue-clinicien et psychanalyste. Son activité est consacrée à établir un lien entre les changements sociaux, l’identité et les problèmes psychologiques. Il a acquis sa notoriété grâce à son livre « Love in a Time of Loneliness » [45] (« L’amour au temps de la solitude »), traduit en plusieurs langues. Dans ce livre il explique comment les paramètres sociaux changés et les nouveaux stéréotypes ont provoqué une dégradation des relations entre l’homme et la femme. Mais c’est son autre livre qui lui a apporté une popularité internationale : « What about Me? the struggle for identity in a market-based society » [46] (« Et moi alors ?  Le combat pour l’identité dans une société de marché »).

Si la société humaine continue à se développer selon le modèle néolibéral, ce sera néfaste pour elle, car le néolibéralisme va finir par l'engloutir : voici l’idée, la quintessence de ce livre.

En tout cas, son discours m’a beaucoup plu, ce que j’ai déclaré haut et fort. J’y ai trouvé beaucoup de choses qui coïncident avec ce que je pense. Voici un exposé concentré de ce qu’il a dit :

 

Généralités

Aucun fondement d’identité, sauf économique, ne fonctionne plus. Le modèle néolibéral du système social et de l’organisation économique a tout, absolument tout transformé en marchandise. Dans le cadre de ce modèle il n’y a que le succès personnel qui compte, et la condition de ce succès est un égoïsme absolu. Cela sous-entend l’oubli de tout le reste, y compris l’altruisme, le collectivisme, la solidarité, l’entre-aide, etc.

A l’époque du nazisme, le darwinisme social a servi de base théorique à l’extermination des Juifs et des autres « races inférieures ». Maintenant le darwinisme social revient avec assurance. Il a été réhabilité. De sa nature, il a beaucoup en commun avec le néolibéralisme. Ils vont très bien ensemble.

Selon les modèles qui triomphent maintenant dans la société, le mérite du succès est toujours personnel. Et la responsabilité de l’échec dans la concurence, dans la carrière échouée est aussi strictement personnelle.

Une pareille organisation du monde, sans cœur, extrêmement rude et foncièrement pragmatique, a amené à un approfondissement d’un gouffre qui sépare les riches des pauvres. Plus ce gouffre devient infranchissable, plus il y a de suicides, de maladies psychiques, de grossesses précoces, de tragédies dues aux échecs scolaires.

 

Réflexions au sujet de l’exposé factuel

Voici, pour illustration, un peu de statistiques puisées dans d’autres sources. Il n’y a pas très longtemps, l’establishment des Etats-Unis a été carrément ahuri. Apparemment, il y a longtemps que l’économie américaine n’avait créé des millions d’emplois à une telle vitesse. Le chômage a atteint un bas niveau jamais vu. Le système d’assurance maladie poursuit sa marche triomphale à travers le Pays. Grâce à la persévérance du Président Obama, une majorité écrasante de la population profite de cette couverture.

Mais les dernières recherches démontrent que, malgré tout, les Américains ont de moins en moins envie de travailler. La part de la population active, entrant sur le marché du travail, diminue d’année en année. Qui plus est (et ça dépasse toutes les bornes), ces derniers temps le taux de mortalité des Américains blancs d’âge moyen augmente. Il n’y a rien de comparable nulle part ailleurs.

Selon les données de 2014, 12% de la population masculine des USA âgée de 24 à 54 ans n’a jamais travaillé ni cherché du travail. Ce chiffre est comparable à celui qu’on observe en Italie, où tout est très spécifique. Mais il est de 1,5 fois supérieur qu’en Grande Bretagne (8%), encore plus par rapport à l’Allemagne et la France (7%) et trois fois supérieur au chiffre japonais (4%) [47].

En ce qui concerne la population américaine féminine, les chiffres font réfléchir non seulement les économistes, les sociologues, les spécialistes en qualité du marché, mais aussi les psychologues : 26% d’Américaines d’âge moyen préfèrent ne pas travailler. Cet indice est cette fois comparable à celui du Japon, où la situation est spécifique, tout en restant le plus élevé par rapport à tous les pays développés, à l’exception – de nouveau - de l’Italie.

Mais ce n’est pas tellement les chiffres qui comptent mais leur dynamique. En 1991 le pourcentage des Américains « perdus » pour le marché du travail, était de 7%. En 2015, il a augmenté de 5 points. En Grande-Bretagne et en France – seulement de 2 points. Au début de 2009 le taux d’emploi de la population apte au travail, âgée de plus de 16 ans, était à un niveau de 65,7%, puis a baissé jusqu’à 62,8%. Parmi les femmes le taux d’emploi montait de façon stable jusqu’à l’année 2000, puis a commencé à baisser.

Les spécialistes se cassent la tête pour expliquer ce phénomène. Il ne s’agit quand même pas d’une prédisposition à l'oisiveté ou à une « dolce vita ». Cela ne s’explique pas non plus par les conditions sociales, car le salaire minimum aux USA est inférieur à celui des Pays européens d’avant-garde ; ni par une réglementation excessive du marché du travail qui est plutôt beaucoup moins contraignante qu’en Europe. Un manque de crèches et d’écoles maternelles ? Le refus d’accepter un travail peu rémunéré ? Une proportion élevée de personnes ayant un casier judiciaire ? C’est possible, répondent les spécialistes. Mais il existe un diagnostic plus fondé, si l’on suivait la logique de ceux qui s’en insurgent : ce sont les conséquences du darwinisme social formaté au néolibéralisme.

Les gens sont maintenant plus libres que jamais. Mais ils sont tout autant impuissants que libres. Ils peuvent se moquer de la foi, être avides de sexe, profiter de la permissivité, soutenir n’importe quel parti ou mouvement politique. Tout simplement parce que tout cela n’a aucune valeur pour eux.

En réalité ils sont pieds et poings liés par de nouvelles normes qui exigent d’eux de réussir, d’immoler sur l’autel du succès absolument tout : tout ce qui leur est cher, tout ce qu’ils voudraient garder, y compris soi-même. Alors là on peut profiter de la liberté sans restriction. Mais ce jeu en vaut-il la chandelle ? Toute la question est là.

Les valeurs ne disparaissent pas de notre vie, de notre culture ; mais – hélas – elles changent, elles se dégradent. Puisque nos valeurs c’est nous-mêmes, notre identité. Nous nous empoisonnons la vie, nous la rendons de moins en moins humaine et confortable. Le modèle triomphant de l’économie néolibérale conduit à la situation où le pire de l’être humain devient recherché.

Ce n’est pas un quelconque chercheur de sensations, ou un chroniqueur désirant épater les lecteurs, qui a attiré l’attention du public à ce taux de mortalité, jamais vu et difficilement explicable, parmi les Américains de race blanche sans formation universitaire. C’était Angus Deaton, économiste britannique célébrissime, prix Nobel de l’économie 2015, professeur de l’Ecole Woodrow Wilson des affaires publiques et internationales (The Woodrow Wilson School of Public and International Affairs) et de la faculté économique de l’Université de Princeton. Avec son épouse Ann Case, elle aussi professeur à l’Université de Princeton, ils ont traité une quantité énorme de données empiriques. Le résultat est décourageant : la cause la plus probable de cette tendance négative serait le mal-être [48] dans la vie.

Les conclusions de leurs recherches ont provoqué aux Etats-Unis une réaction violente. Le leitmotiv de cette réaction était le suivant : on savait que les Américains blancs d’âge moyen buvaient plus qu’avant, que les Américaines blanches d’âge moyen avaient plus de problèmes de santé qu’avant, que la drogue était plus répandue qu’avant, que la consommation des opiacées avait augmenté et le nombre de suicides grimpé. Mais on ne savait pas que la situation était aussi grave. Maintenant on le sait [49]. Alors il faut chercher à comprendre ce qui a provoqué cette hausse de mortalité déjà depuis 1999 et a fait maintenir cette tendance négative aussi longtemps. Et quand on aura compris, il faudra prendre les mesures nécessaires.

Les spécialistes soulignent que ce sera loin d’être facile. Cette partie de la société américaine sort de l’ordinaire, et on ne comprend pas pourquoi. Partout dans le monde l’espérance de vie augmente. Même quand il s’agit des afro-américains ou des américains d’origine hispanique (mexicaine).

Il s’avère donc que les Américains blancs se tuent eux-mêmes sciemment et délibérément. Quelque chose de semblable, mais à une échelle beaucoup plus importante, est arrivé en Russie après la chute du communisme et la désintégration de l’Union Soviétique. Mais à cette époque les gens avaient perdu leurs repères vitaux, l’économie s’était effondrée, la crise avait gagné tous les aspects de la vie. C’est un vrai « choc de voir la même chose, même sous une forme atténuée » en Amérique, le Pays le plus riche et le plus influent au monde, écrit à ce propos Paul Krugman, un autre prix Nobel en économie [50].

La tentative d’expliquer le comportement autodestructeur par l’affaiblissement des valeurs morales et l’excès de paternalisme de la part de l’Etat, par le fait que les gens ne trouvent plus de soutien en foi et famille, comme auparavant, que les programmes d’assistance sociale, trop généreux, anéantissent la capacité de résister aux ennuis, cette tentative, d’après les experts, ne résiste pas à la critique. Invoquer le laissez-faire n’a pas de sens ; la famille et la religion ne jouent plus depuis longtemps leur rôle et ne mobilisent personne dans aucun des pays développés du monde. Mais partout l’espérance de vie augmente. D’ailleurs le traditionalisme aux USA est plus fort qu’en Europe.

Faire état d'une dépendance excessive aux programmes sociaux et d'un penchant pour l’assistanat engendré par ces programmes, ça ne tient pas debout non plus. Le modèle européen en général, et le modèle scandinave en particulier, a un caractère beaucoup plus orienté socialement que le modèle américain. Mais la mortalité n’augmente qu’exclusivement parmi les Américains de race blanche, d’âge moyen et sans formation universitaire. Nulle part ailleurs. En Suède le taux de mortalité est deux fois inférieur qu’aux Etats-Unis. Aux USA-mêmes on ne remarque aucune tendance négative ni en Californie, ni sur la côte Nord-Est où la liberté des mœurs est au plus haut niveau, ainsi que le montant des allocations sociales.

La supposition que les cols blancs et les cols bleus aux USA ont souffert à cause de la stagnation économique, de l’inégalité croissante, de la baisse de leur statut social etc., cette supposition non plus ne tient pas la route. Si c’était le cas, la détérioration du climat économique pour une certaine partie de la main-d’œuvre se ferait sentir par les minorités. Mais la baisse de l’espérance de vie n’a aucunement atteint ni les afro-américains ni les hispanophones.

Dans son analyse comparative Paul Krugman, en suivant les traces d’Angus Deaton, s'oriente vers la conclusion suivante : tout s’explique par une rupture entre les attentes et ce que les gens reçoivent réellement, par le contraste entre le rêve américain et la réalité, par le sentiment d’avoir été abusé, trompé, abandonné. Mais vous n’êtes pas satisfait de votre vie, explique le scientifique, une batterie de mesures traditionnelles (programmes de formation ou d’apprentissage d’un nouveau métier, augmentation du salaire minimal, assistance sociale généralisée) ne vous serait d’aucune aide [52].

De mon point de vue, ceux qui accusent de tous les maux le caractère destructeur du modèle économique néolibéral, ont une position plus fondée. Selon leur explication, c’est la société elle-même, soumise au darwinisme social, qui sévit contre ceux qui ne réussissent pas, pour qui les ascenseurs sociaux ne marchent pas. Cette société vous oblige à faire une auto-évaluation, à évaluer la vie et tout entourage selon seulement deux couleurs - blanc ou noir, et selon un seul et unique système de repères. Elle prive certaines couches de population d’une heureuse possibilité, utilisée par d’autres pour avancer dans la vie – la possibilité de se jeter de la poudre aux yeux et d’épater les autres.

La société contemporaine préfère ceux qui gagnent, ceux qui réussissent, battent les autres au jeu, marchent sur les cadavres, tirent le maximum de chaque situation, créent des alliances de court terme afin d’atteindre des objectifs concrets et puis muer en fonction des nouvelles alliances. La société actuelle contraint l’homme à vivre dans une peur permanente, elle le rend primitif, le prive des autres sources de plaisir et de satisfaction ; dans l'existence de l’homme, la société contemporaine met tout sens dessus-dessous, et l’homme perd la capacité de se réjouir de la vie.

Et ce n’est pas tout. L’homme se retrouve dans une situation où son bonheur et son bien-être passent par le malheur des autres, et il s’y habitue. En définitive, il accepte, dans son subconscient, les règles du jeu qu’on lui impose, et il considère que c’est normal, que c’est comme ça qu’il faut faire. « Mainstream », pensée unique.

 

Explication sur un exemple concret

Regardons avec le maître, pour voir plus clair, comment le modèle néolibéral casse les relations humaines dans les écoles supérieures et comment il provoque la régénération de la vocation-même d’enseignant. Ce modèle a laissé une lourde empreinte sur la formation universitaire. Auparavant, l’éducation donnait naissance à des hommes instruits qui, idéalement, étaient au service d’eux-mêmes et de la société. Maintenant la composante « au service de la société » a disparu, s’est atrophiée, n’est plus demandée.

La baisse d’intensité des protestations et des troubles estudiantins parle d’elle-même. Auparavant la jeunesse estudiantine était en ébullition constante, tout le temps en train de se battre pour quelque chose, pour obtenir quelque chose, en train de protester contre le conformisme. L’état d’esprit des étudiants permettait de conclure sur l’état d’esprit de la société. Tout ça n’existe plus.

Il n’y a qu’une seule explication : le lavage de cerveau a porté ses fruits, et la perception critique du monde est morte. D’un autre côté, toute forme de protestation est soumise à la même évaluation : celui qui proteste, a perdu. Il est un looser, un marginal, il vaut mieux ne pas avoir affaire à lui.

Au niveau subconscient, le modèle néolibéral enfonce une idée dans la tête: vise le succès, vise ta carrière, ne fais rien qui puisse la freiner.

En réalité, dans le système universitaire règne la loi de la jungle. Ce système est complètement commercialisé, mais actuellement c’est très bien considéré, et pas du tout mal vu.

L’enseignant est évalué selon sa production. Mais sa production ce n’est pas le niveau de ses étudiants ni la qualité des connaissances qu’ils ont acquises, loin de là. Sa production est calculée en nombre de publications, et encore, de publications dans des revues cotées, c’est-à-dire anglo-saxonnes, et naturellement, rédigées en anglais. Tout le reste est soumis à cet indice de production : la nomination au titre de professeur, l’avancement, la rémunération, le licenciement.

En conséquence, le niveau de formation baisse ; il baisse parce que les enseignants ont autre chose à faire dans cette atmosphère qui commence à prévaloir dans les universités. Ce sont les administrateurs qui mènent la danse, les bureaucrates de la science et de l’enseignement ; ce sont eux qui servent de conducteur du modèle néolibéral, qui définissent le paradigme du comportement.

En voici les composantes principales : vous devez viser les recherches à court terme, vos publications doivent être extrêmement succinctes. C’est clair : il faut s’inscrire dans le « mainstream », la pensée unique, ne pas déranger ceux qui établissent les règle du jeu, et surtout citer, citer sans relâche ceux qui vont évaluer votre travail, accepter vos publications.

Dans le cadre du modèle néolibéral, « le grand frère » n’est pas ailleurs, il est en nous, il contrôle de l’intérieur chacun de nos actes. Il n’existe qu’un seul critère d’évaluation : le succès. Il équivaut à la survie. En langage coutumier – il exige de percer les rangs en repoussant tout le monde.

Tous les actes, toutes les décisions, toutes les pensées du professorat obéissent à un seul et unique objectif : agir et enseigner « comme il le faut », comme convenu. Ce n’est même pas la peine de mentionner que la plupart des recherches modernes sont banales, précipitées, conjoncturelles, conditionnées par les opinions du client.

Les étudiants, dans le système d’éducation actuel, ne sont plus les « studiosus » comme auparavant, mais des clients. Ils paient, donc ils doivent obtenir leurs diplômes en échange. S’il y a quelque chose qui ne va pas, c’est la faute des professeurs. Si le contrat n’est pas respecté, on peut vous poursuivre en justice. On peut donc agir comme au marché, et non dans un sanctuaire de la science.

L’essentiel déserte la vie universitaire. Ce n’est plus l’éducation qui prime mais la conformité de l’enseignant à des critères formels. Si l’enseignant consacre tout son temps au travail avec les étudiants, à la communication, à l’éducation des personnes utiles à la société, ce n’est plus un enseignant.

En somme, on n’a plus besoin d’un enseignant en tant que tel. L’université devrait s’en débarrasser : le professeur n’apporte rien à la côte de popularité d’un établissement d’enseignement, puisque êlle est définie selon des critères formels. Cela s’explique quand le nombre de publications devient le critère principal.

Si ça continue, considère Paul Verhaeghe, la formation universitaire va dégénérer complètement, et il n’y aurait que deux solutions. Solution numéro un : les universités seront au service des multinationales. Solution numéro deux : les grandes entreprises vont racheter les universités et les faire fonctionner comme une entreprise ordinaire ; et c’est ce que les universités sont en train de devenir.

 

Quelques conclusions intermédiaires

La crise financière et économique globale et son évolution ont démontré à quel point le modèle économique néolibéral est nuisible.

En ce qui concerne les universités, elles doivent réfléchir elles-mêmes comment faire changer les choses. Elles sont obligées de revenir aux anciennes valeurs éthiques et morales, afin de produire un service d’utilité commune, et non une marchandise. Ceci afin de servir la société, comme jadis.

Pour ce faire, il faudra nettoyer les écuries d’Augias, souillées jusqu’à en déborder durant les trente dernières années. L’objectif de ce nettoyage est de restaurer l’ancien état des choses quand le professorat travaillait par vocation, et non pour rédiger des rapports, quand le professorat n’avait pas besoin de prouver qu’il travaille à la sueur de son front, ne faisait pas semblant de travailler, mais enseignait tout simplement.

Le modèle économique néolibéral a modifié non seulement ce champ d’activité restreint, mais toute notre vie, a laissé une très forte empreinte sur toutes les valeurs que nous défendons avec une telle opiniâtreté et déraison, et non seulement dans nos pays à nous, mais dans le monde entier. Tandis que les valeurs du darwinisme social et du modèle néolibéral sont les faces les plus sombres de l’âme humaine.

Il faudra voir dans quelle mesure le terrorisme international contemporain, l’Etat Islamique, et sa réincarnation tentaculaire répandue partout dans le monde, peuvent être considérés comme le fruit du modèle néolibéral. Une chose ne fait aucun doute : ils sont liés. La réalisation du modèle néolibéral dans la politique extérieure, dans les actions unilatérales, dans la tentative d’imposer son interprétation des relations internationales, ont provoqué un chaos dans la politique mondiale, ont engendré la situation dont je parle depuis le début, quand c’est la peur qui gère tout dans la politique nationale et internationale : toutes les actions entreprises actuellement y sont soumises.

 

En guise de conclusion : un programme global de lutte contre la terreur au nom de la coopération universelle

IL semble que la lutte coordonnée contre le terrorisme international, sous toutes ses formes et manifestations, doit inclure les éléments suivants :

Primo. La lutte armée contre le terrorisme. Pour ça il faut un front commun de ceux qui ont la même vision des choses. Il faut que tous reconnaissent, dans les paroles et les actes, que cette lutte est un objectif prioritaire.

Deusio. La bataille pour le cœur et les esprits des gens. Sans y inclure les forces saines de l’islam, on n’arrivera à rien. L’Islam doit se débarrasser définitivement de l’extrémisme religieux de l’intérieur, par lui-même, il doit rompre le lien qui associe le terrorisme à la religion.

Tertio. L’agenda unificateur: il faut commencer à élaborer l’agenda sans attendre la progression de la création du front commun. Ça permettra aux alliances, conclues dans un domaine bien défini, de servir de fondation, de se transformer dans une coopération permanente à long terme dans toutes les questions qui émeuvent l’humanité.

Quarto. La révision des valeurs. Une deuxième tentative d’imposer au monde le darwinisme social, même si ses formes ne sont pas aussi odieuses qu’à l’époque des nazis, il faut l’envoyer à la décharge de l’histoire, et avec elle la version néolibérale des valeurs et des principes selon lesquels vit notre société.

Sans avoir résolu ce problème crucial, nous perdrons l’essentiel de notre vie : la capacité d’être un être humain. Un être humain normal, ordinaire, touchant, compatissant. Nous perdrons toutes les qualités propres à un être humain. Et ça commence déjà à se ressentir.

© Marc ENTIN, rédacteur en chef,
professeur de l’Institut d’Etat (Université) des relations internationales de Moscou
auprès du Ministère des Affaires Etrangères de la Fédération de Russie

№12(105), 2015