Quitter le Conseil de l'Europe serait une énorme perte pour la Russie


Pourquoi? Essayons ensemble de répondre à cette question. Pour ce faire, on va d’abord voir la façon dont le Conseil est organisé, comment il fonctionne, quels sont ses objectifs, quels intérêts il sert, ce qu’il pourrait apporter à notre pays, si nous adoptions à son égard une politique un peu plus cohérente et crédible. Procédons dans l’ordre. Mais mettons-nous d’accord dès le départ : on va réfléchir ensemble, c’est pour cette raison que notre exposé est parsemé de solutions alternatives à certains problèmes, et nous vous invitons à y faire votre choix en toute indépendance.

 

La plus belle femme en Europe

L’esprit commun reste toujours prisonnier de deux idées aberrantes et diamétralement opposées : qu’on ne laisse pas les femmes accéder aux postes supérieurs du pouvoir et que les femmes n’arrivent pas à gouverner aussi  bien que les hommes. C’est du non-sens. A l’époque où la Russie a déposé une demande d’adhésion et se battait pour devenir membre du Conseil de l’Europe (CdE), Catherine Lalumière, une femme étonnante, intelligente, belle et charmante, remplissait la fonction de Directeur Général du Conseil. Sa carrière, comme tout ce qu’elle a globalement réussi à accomplir dans la politique, anéantit à 100%, ou même à 200%, ces clichés étriqués.

Catherine bénéficiait d’un appui sans réserve de François Maurice Adrien Marie Mitterrand,  un Président français des plus puissants, qui a géré le pays durant deux septennats, d’abord du 21 mai 1981 au 21 mai 1988, ensuite jusqu’au 17 mai 1995. Elle a eu la chance de travailler sous sa direction. François Mitterrand lui a beaucoup appris, il a assuré son élection à la tête du CdE.

Voici un épisode qui constitue la preuve de son attrait: Moscou commençait tout juste à observer  Strasbourg, mais y envoyait déjà diverses délégations et toutes sortes de missions. Madame Lalumière devait prononcer un discours et animer les débats dans l’hémicycle de l’Assemblée Parlementaire. Pour pouvoir l’écouter, les représentants russes sont montés à la galerie réservée au public (à l’époque, comme actuellement, on pouvait pénétrer dans la salle plénière uniquement en ayant un badge d’accès spécifique). Les traducteurs français, omniscients, omniprésents et, bien évidemment, des dragueurs impénitents, étaient déjà installés dans les tribunes. Dès que Catherine a fait son apparition, ils ont commencé à pousser des Oh ! et des Ah ! et à faire claquer leur langue en s’exclamant « Mon Dieu, mais quelle femme ! Quelle femme ! Ah ! Ah ! Ah !». Les nôtres, qui, comme d’habitude, ne voyaient que la fonction et non la personne, ont du coup « ouvert leurs quinquets » et ont su apprécier ses mérites à leur juste valeur. Orateur remarquable, elle avait un magnétisme intellectuel ; elle formulait ses idées d’une façon splendide et logique, mais en plus elle avait la grâce d’un top model. C’est à cette époque-là qu’avait eu lieu la première rencontre entre elle et les jeunes diplomates russes, rencontre qui par la suite a joué un rôle crucial.

Peu de temps après que Moscou a déposé sa demande d’adhésion au CdE, Catherine Lalumière s’est rendue en Russie en visite officielle. Les objectifs formels de cette visite consistaient à rencontrer les hauts dirigeants russes et à juger si le pays-candidat répondait aux critères d’admission prévus au Statut. L’un de ces critères est une appartenance à l’Europe – géographique et civilisationnelle. Mme Lalumière poursuivait aussi un but officieux : décider si elle-même devait appuyer la demande ou adopter une attitude plutôt critique. Le programme a été réalisé dans sa totalité, toutes les rencontres prévues ont eu lieu, et le Secrétaire général du CdE s’apprêter à quitter la Russie. Mme Lalumière quittait la place Smolenskaïa [Ministère des affaires étrangères] pour se rendre à l’aéroport de Cheremetièvo, quand elle a été interpellée à propos de son avis par les jeunes diplomates, chargés de sa visite, qui l’avaient récemment rencontrée à Strasbourg.  Elle a répondu à leur interrogation sans la moindre hésitation : « La Russie n’est pas un pays européen ». Il s’est avéré qu’on ne l’a conduite que par l’avenue Koutouzov et l’avenue Lénine, toutes deux d’architecture stalinienne, et autour du Kremlin.  Alors les jeunes diplomates sont montés dans sa limousine et lui ont fait découvrir des ruelles étroites de la vielle ville, avec de belles demeures aristocrates de peu d’étages, agréables à l’œil, des quartiers qui à l’époque n’étaient pas encore mutilés par des buildings intercalés dans le tissu urbain. Après avoir contemplé ce côté de la ville qui a failli lui échapper, la Française a constaté qu’entre Moscou et son Paris préféré il y avait beaucoup de points communs et de  ressemblances. Désormais en sa personne Moscou a trouvé un allié inconditionnel. Même après avoir quitté le CdE et avoir été élue au Parlement Européen, Catherine Lalumière n’a pas cessé son appui ni coupé ses contacts.

 

Mandat

Nos partenaires occidentaux au sein du CdE affirment unanimement que la vocation du Conseil consiste à défendre et à promouvoir les idéaux et les principes de la démocratie pluraliste, de la prééminence du droit et de l’attachement aux droits de l’homme (ce qu’on appelle en russe « triade du CdE»). Le Conseil ne doit se consacrer qu’à ça. L’opinion publique occidentale et la communauté d’experts partagent quasiment le même avis. D’une certaine façon, ils ont raison, mais pas tout à fait. En réalité, le but statutaire du CdE est de parvenir à une convergence entre les nations européennes. C’est l’essentiel. Les idéaux et les principes ne servent qu’à définir l’objectif et la façon d’agir.

L’article 1 du Statut stipule :

  1. Le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses Membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social.
  2. Ce but sera poursuivi au moyen des organes du Conseil, par l’examen des questions d’intérêt commun, par la conclusion d’accords et par l’adoption d’une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif, ainsi que par la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Comme nous le voyons, les affirmations qui disent que le CdE sert essentiellement à promouvoir la démocratie, à affirmer la prééminence du droit et à défendre les droits de l’homme sont pertinentes, mais c’est une interprétation manifestement très étriquée et lacunaire de la vocation du Conseil. C’est une clause très importante qui à un moment donné est devenu une pierre d’achoppement dans les relations entre le noyau du CdE et la Russie, ainsi que les autres Etats qui étaient prêts à s’associer à la position russe. Le noyau exigeait que le Conseil  s’occupe uniquement et exclusivement de ce qu’on qualifie de « triade », tandis que Moscou insistait pour que le Conseil œuvre dans tous les domaines qui représentent une importance pour tous les Etats-membres, et relève des défis nouveaux auxquels ils seraient confrontés.

Comme le proclame son Statut, le CdE est une organisation nationale d’une compétence générale. Seules les questions relatives à la défense sont exclues de ses attributions. Le Conseil non seulement pourrait mais devrait donc s’occuper de tout le reste, ce dont il a été chargé originellement. Le fait que le CdE réussisse mieux ou soit plus habitué à agir dans certains domaines, ne signifie pas qu’il lui est interdit de travailler sur d’autres points de l’actualité internationale. Actuellement les Etats sont amenés à gérer la migration, à trouver des accords de coopération internationale convenable afin de combattre le terrorisme international et la criminalité transnationale. Viennent s’y adjoindre les problèmes de recherche des paramètres optimaux de fonctionnement d’Internet et des réseaux sociaux, d’adaptation de la société aux changements apportés par la nouvelle révolution technologique, de répression du volontarisme dans l’application et de la pratique du droit international et ainsi de suite. La liste des questions ayant une importance vitale, qui exigent une coopération internationale, ne cesse de s’allonger. Donc le Conseil doit évoluer en conséquence.

D’autant plus qu’il a déjà des avancées dans tous les domaines : le droit d’auteur sur plus de 200 conventions internationales, un travail considérable et fructueux accompli dans divers domaines tels la que coopération policière et judiciaire, le droit civil et pénal, la cohésion sociale et l’inclusivité, la protection des données personnelles et la lutte contre la corruption, la préservation du patrimoine culturel et la coopération culturelle internationale. Parmi ses réalisations exceptionnelles se trouve la Convention Européenne des droits de l’homme, mais aussi la Charte sociale européenne révisée et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Le CdE a aussi contribué, et avec succès, au renforcement du dispositif judiciaire du règlement des différends internationaux, à la création du cadre légal de la lutte contre la criminalité sur Internet et à bien d’autres choses encore.

Comme nous le voyons, le clivage dans l’interprétation de la raison d’être et de la portée du CdE est fondamental. Il y a plus de dix ans, le Conseil s’est pratiquement retrouvé en « position de zugzwang » (un dilemme aux échecs où le meilleur mouvement est de ne pas bouger du tout), au pied du mur quand il est impossible de laisser la situation inchangée et aucune issue n’est envisageable. A l’époque tout le monde voulait que la Russie les invite chez elle et organise un troisième sommet. Le premier, celui de Vienne en 1933, a eu un impact politique très important et a permis d’engager la transformation du CdE en structure paneuropéenne. Quelques années plus tard, le deuxième sommet à Strasbourg a dressé le bilan de l’élargissement du Conseil et de l’admission en son sein de l’Europe de l’Est et de la majorité des ex-républiques européennes de l’URSS, mais n’a pas vraiment marqué les esprits.

Il n’y avait pas d’ordre du jour sérieux ni audacieux pour le troisième sommet. Moscou ne s’est pas laissé convaincre, et c’est alors Varsovie qui a repris la main pour l’organiser en Pologne. Mais les documents publiés à l’issue du forum, établissant les axes de développement du CdE, ont mis ce dernier en position ambigüe. D’un côté, ces documents confirmaient que le Conseil pouvait s’occuper de tout. D’un autre côté, ils soulignaient que les principaux domaines d’activité du CdE sont définis par la « triade ». Par conséquent, la Russie continue à encourager le Conseil à s’occuper de tout ce qui, à l’heure actuelle, est le plus pertinent, recherché et utile,  tandis que le noyau du CdE s’est employé à faire concentrer les activités du Conseil sur la « triade ». Depuis lors, comme vous pouvez le deviner, il n’y a eu aucune avancée.

 

Gestion et culture particulière de collaboration

Formellement, le CdE a un système presque classique de ses organes principaux, avec une certaine spécificité qui n’est pas cruciale. Ce système comprend un Comité des ministres, une Assemblée, un Congrès des pouvoirs locaux et régionaux et un Secrétariat général. De plus, sous le « parapluie » du CdE œuvrent une multitude d’organes et d’organismes spéciaux, affiliés au CdE, incorporés au Conseil, à son siège et à son secrétariat. Ces organismes sont tous fortement différents. Par exemple, la Commission de Venise pour la démocratie par le droit est un organe consultatif doté d’une autorité imparable en matière de droit constitutionnel (elle a accueilli favorablement le projet de Constitution russe en 1993; a élaboré un éventail de possibilités de concrétiser le droit à un Etat pour chaque nation; dernièrement, la Commission a émis des critiques constructives et mesurées des législations polonaise, hongroise, ukrainienne, moldave et russe, récemment adoptées. Ces législations concernent le droit à l’utilisation de la langue maternelle dans l’enseignement, la réforme du système de justice, le contrôle par l’Etat du domaine de l’information, les innovations dans l’organisation des élections parlementaires, la mise en application d’un filtre constitutionnel  assurant la protection contre le diktat des instances judiciaires internationales.)

La pharmacopée européenne érige des barrières contre la pénétration sur le marché de médicaments contrefaits. Le Fonds Social Européen fonctionne sur le mode d’une banque internationale, avec une notation financière des plus élevées; le CdE peut lui « suggérer » dans quels projets d’intérêt public ce Fonds devrait investir. Parmi cette multitudes d’organes et organismes il y en a qui luttent contre la corruption et le trafic de drogues, qui s’occupent de la résorption des conséquences  des catastrophes naturelles et technologiques et de leur prévention, qui assurent l’apprentissage et la promotion des langues européennes, qui encouragent et soutiennent l’industrie cinématographique européenne, etc.

Le Comité des ministres et le Secrétariat général sont les structures-clés du CdE. En principe, dans le système des organes d’administration du Conseil c’est essentiellement le Comité des ministres qui est habilité à rendre des décisions qui ont un caractère contraignant. Il adopte le budget et le programme des activités du Conseil, repartit les ressources, contrôle, approuve etc. Le Comité constitue le sommet de la pyramide des organes de coopération intergouvernementale, des organes qu’il crée sous son égide afin d’assurer l’exercice de ses compétences. Parmi ces organes qui constituent la pyramide, les plus importants sont : le Comité directeur pour les droits de l’homme, le Comité des conseillers juridiques des ministres des affaires étrangères, de multiples organes de surveillance de l’exécution des obligations imposées par les Conventions, etc. Tous ces organismes agissent en vertu d’un mandat donné par le CdE et dans les limites établies par ce mandat. A leur tour, ils créent eux aussi des comités subsidiaires, des groupes d’experts, de rédaction etc. Certains organismes permanents œuvrent pour le Comité des ministres du Conseil de l’Europe en préparant pour lui des projets de documents qui ensuite sont diffusés en tant que documents adoptés par le Comité ; d’autres organismes sont plus autonomes, néanmoins les documents qu’ils préparent sont de toute façon transmis au Comité qui les légitimise. Il apparaît donc que le Comité des ministres exécute un important volume d’activités.

Si le grand public le savait, le Comité des ministres jouirait d’un respect et d’une popularité nettement plus importants. Le paradoxe réside dans le fait que le grand public n’est pratiquement pas au courant de son activité. Le Comité des ministres fonctionne en huis clos. Les fuites d’informations sont susceptibles de scandales interétatiques gravissimes. D’année en année, le Comité des ministres se prononce pour l’amélioration du travail de popularisation de son activité. Il semblerait qu’on ne soit  pas encore sorti de l’auberge. [Voyons pourquoi il en est ainsi. Veuillez nommer les rapports du CdE que vous connaissez. Pas la Convention des droits de l’homme et des multiples Protocoles s’y rapportant, mais au moins quelques-uns des dizaines et des centaines de documents approuvés par le Comité des Ministres  du Conseil de l’Europe].

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe adresse aux Etats les normes de comportement souhaité et approprié, approuvées par le Comité, qui leur donne forme de traités internationaux (ils  peuvent porter le nom de convention, de convention-cadre, de charte, de protocole, d’accord – comme on le veut, leur valeur juridique reste immuable) ou de recommandations internationales. Les uns comme les autres sont des instruments classiques de droit international dur (les normes) ou souple (les recommandations). Les normes de traités deviennent contraignantes pour les membres du CdE après leur entrée en vigueur et ratification par les Etats concernés. Les conditions de leur entrée en vigueur sont définies dans les traités-mêmes.

En fonction de son caractère, le document devient opérationnel après qu’un nombre défini  d’instruments de ratifications soit transmis au dépositaire, ou bien quand y adhèrent tous les Etats à qui il s’adresse. Les conditions d’universalité sont habituellement respectées dans les cas où il s’agit d’apporter des modifications dans les conventions adoptées antérieurement ou dans des mécanismes internationaux de supervision. D’ailleurs, c’est précisément pour cette raison qu’on qualifie la Convention européenne des droits de l’homme  d’instrument juridique international à géométrie variable. Presque pour chaque Etat-membre il existe  un assortiment de droits de l’homme qui lui est propre. Par exemple, la Suisse s’est soustraite à la ratification du protocole consacrant le droit à la propriété privée. Dans le texte initial de la Convention européenne des droits de l’homme ne figure pas le droit individuel de l’homme à la « paisible jouissance » des biens qui lui appartiennent. La Russie n’a pas accepté de ratifier les protocoles d’abolition de la peine de mort ni d’abolition de la peine de mort en toutes circonstances, et ainsi de suite.

L’unanimité des membres du CdE n’est pas requise pour l’approbation des traités qui engagent la procédure de leur ouverture à la signature et de leur ratification ultérieure. Sauf disposition contraire, la majorité qualifiée suffit pour qu’ils soient adoptés. Pour mieux comprendre les rouages de la négociation des traités, prenons l’exemple d’un protocole se rapportant à la Convention européenne des droits de l’homme qui prescrit l’interdiction générale de la discrimination. Le texte de base a été rédigé par un groupe d’experts.

[Essayer de deviner, quels Etats-membres du CdE ont fait du lobbying en faveur de ce protocole. Le Danemark ? La Grande Bretagne ? La France ? Vous ne le devinerez jamais !] Ce sont des citoyens des pays, qui habituellement défendent et agissent en faveur des droits de l’homme de façon active et vigoureuse (y compris l’Allemagne, la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas et certains autres), qui se sont opposés à ce projet de façon tout à fait inattendue. Ils affirmaient que l’interdiction générale de la discrimination c’est plutôt un slogan, le doter d’une force normative relativiserait les droits de l’homme et porterait atteinte à leur sécurité juridique. Cependant leurs objections n’ont pas été prises en considération. Au niveau des experts gouvernementaux, les huit pays absentéistes sont de nouveau restés au sein d’une minorité non-bloquante. Dans un premier temps, la Russie a accueilli l’harmonisation d’un tel protocole avec un profond scepticisme, en considérant que la thèse de l’interdiction générale de la discrimination est trop floue, et de surcroit irréalisable. Néanmoins, compte tenu de l’évolution de la situation, et après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, la Russie a changé de point de vue. Elle a considéré qu’un pareil accord serait favorable à la protection des droits de la population russophone de tous les pays de l’espace postsoviétique, y compris la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie, la Moldavie et l’Ukraine. De surcroit, Moscou, dans ce cas précis, a eu envie de faire la nique aux anciens du CdE et aux fondamentalistes de l’establishment de défense des droits de l’homme. Troisième étape : le projet a été soumis au Comité des ministres proprement dit. Au sein du Comité, les mêmes 8 pays radicaux s’y sont opposés.

Néanmoins, ils n’ont pas réussi à bloquer le document. Enfin, le moment du vote décisif est venu. Dans son arsenal, le Comité des ministres dispose d’un stratagème qui s’appelle « vote indicatif ». Il permet d’évaluer le rapport des forces. Le fait de connaître la balance entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre peut exercer, et  parfois exerce, une grande incidence sur la décision définitive prise par les Etats. Alors ce vote indicatif a démontré que tous sont pour, sauf 8 qui sont contre. La majorité qualifiée était donc largement garantie. L’approbation du protocole a été soumise aux voix. Alors les huit, pour ne pas perdre la face, ont utilisé un habile subterfuge : ils se sont abstenus. Il a donc était inscrit sur les tablettes de l’histoire que cet ambitieux protocole (d’ailleurs ce n’est qu’en ce moment qu’il entre en vigueur) a été adopté par consensus, puisque personne n’a voté contre. Mais quand on apprend tous les dessous, on se rend compte que derrière la façade d’une telle ou telle décision peut se cacher quelque chose qui remet en question des idées préconçues.

Il existe une autre façon d’officialiser les normes de comportement approprié et souhaité : les recommandations du Comité des ministres du CdE. En Russie, par habitude, on est dédaigneux envers ce genre de documents. Elle découle d’une attitude condescendante à l’égard des normes du droit non contraignant.

Bien évidemment, les résolutions du Comité des ministres créent un droit « souple », non contraignant. Elles n’imposent aucune obligation à personne. Leur exécution est exclusivement  volontaire. Aucune responsabilité n’est engagée en cas de leur non-respect. Mais se détourner de leur exécution immédiatement après leur adoption et ne rien faire signifierait « cracher contre le vent ». [Essayez, pour vous-mêmes, d’en expliquer la raison. Conformément à une doctrine russe classique de droit international, le droit non contraignant n’est pas vraiment un droit. Car il n’y a pas de contrainte, ni d’astreinte, ni de sanction. Cela étant, le droit non contraignant conduit en général  à un nihilisme juridique, à une érosion des fondements du droit et  de son application, à une imprécision qui est formellement contre-indiquée au droit proprement dit. Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?] Les résolutions, foncièrement, ont un caractère indicatif non contraignant. C’est leur nature. Mais leur raison d’être consiste à définir les vecteurs de développement, le façonnage indicatif d’un avenir bien précis. Au bout d’un certain temps, ceux qui ont pris la résolution au sérieux, vont former l’avenir en question. Toute résolution propose un choix, et ce n’est pas un choix entre son caractère contraignant ou non contraignant. Le choix que vous faites est de collaborer, ou non, avec les autres dans la création de cet avenir, d’y participer, de vivre avec son époque ou pas. Sinon  dans l’avenir vous allez découvrir que vous êtes hors du coup, coincé dans le passé,  que vous avez perdu de l’élan, de la compétitivité et que vous devez rattraper les autres. C’est ça le vrai choix que vous êtes amenés à faire.

Les principales catégories de résolutions prises par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe sont  les suivantes : (1) résolution réglementaire, qui implique, dans le cas où la pratique de son usage amplifie, une transformation ultérieure des normes de droit non contraignant en droit international ou supranational. Le danger est dans le fait que l’apparition de ce genre de résolution pourrait vous surprendre, et la société n’y serait pas prête ; (2)résolution qui a pour objet l’alignement des politiques, quand tous s’apprêtent à marcher au pas, mais vous, à vos dépens, refusez de suivre le mouvement ; (3) résolution qui vous oriente à suivre les meilleures pratiques: là encore c’est à vous de décider – utiliser des solutions (organisationnelles, institutionnelles, logistiques, culturelles ou autres)  optimales éprouvées ou rester accroché à des traditions ancestrales et continuer de vivre comme au bon vieux temps. Ainsi donc tout dépend de votre point de vue. On peut considérer que vous avez d’énormes marges d’appréciation, et vous n’avez que faire des recommandations. Mais on peut aussi amplifier les gains que vous auriez à tirer de l’intensification de la coopération internationale, de rapprochement et d’harmonisation de la politique et de la législation, et œuvrer à l’assimilation créative de la positivité que les résolutions du Comité des ministres sont en mesure de vous apporter.

En ce moment, tout ne fait qu’empirer à cause de l’aggravation de la confrontation dans les relations entre la Russie et les pays de l’Union Européenne.

Auparavant, la culture particulière de formulation et d’adoption de décisions opérationnelles, politiques et organisationnelles pouvait être considérée comme une réussite systémique remarquable du Comité des ministres, et du Conseil de l’Europe dans sa totalité. Cette culture reposait sur le principe de ne rien imposer à personne, d’essayer de parvenir à un accord, aux solutions négociées et mutuellement acceptables. Cela s’appelait une culture spécifique de consensus. Pour tous, il était nettement plus important de convaincre, d’œuvrer de concert, de trouver une solution acceptable par tous, sans pour autant abaisser la barre des exigences ni entraver l’efficacité des décisions. C’est la conception d’une famille unie regroupant tous les pays et peuples européens qui prévalait, une famille qui ne comprenait que les très proches,  « les nôtres ». C’est pour cette raison qu’il fallait tout gérer en bon père de famille, avec sagesse et bienveillance, pour ne pas perturber la parenté, mais au contraire – la consolider. C’est pour cette raison que le Comité des ministres du CdE, contrairement à la majorité des autres organes et organisations internationaux, n’a jamais condamné la Russie pour une violation massive des droits de l’homme et du droit humanitaire, même pendant la deuxième guerre tchétchène. Au tout début, quand la Russie venait d’adhérer au CdE, ses diplomates agissaient fréquemment – par inertie –  de façon dure, tranchaient net, bloquaient l’adoption des décisions indésirables au lieu d’attirer les autres vers leur point de vue en douceur, de manière réfléchie et bienveillante : l’expérience de la confrontation au sein de l’OSCE était fort récente, quand il  fallait trop souvent  torpiller un consensus envisagé qui était contraire aux approches russes. Avec le temps, ils ont compris qu’agir à l’amiable est beaucoup plus efficace et bénéfique. A présent, l’ancienne culture de consensus est pratiquement anéantie.

Si on veut préserver le CdE, le remettre dans l’avenir au service des besoins et des nécessités de la Russie, mais aussi de tout le continent européen, qui y a objectivement intérêt, il faudra rétablir la culture de consensus et  la façon de régler tous les problèmes au sein du Comité des ministres « en bon père de famille ». C’est l’un des principaux impératifs.

 

Portée de la fonction publique internationale

Dans la hiérarchie des organes principaux du CdE, le Comité des ministres est suivi par l’Assemblée parlementaire et le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux. Ils sont honorés et respectés, bien évidemment. Mais en réalité, c’est le Secrétariat général dirigé, bien entendu, par un Secrétaire général, qui constitue la structure porteuse du Conseil. Le fait que c’est l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe qui élit les plus hauts fonctionnaires du CdE et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme, n’y change rien. D’ailleurs, l’Assemblée élit les juges en tant qu’organe de Convention des droits de l’homme, et non en tant qu’organe du CdE ; du coup c’est tout à fait en vain que Moscou joue sur le fait que la délégation parlementaire russe ne participe pas à leur élection : c’est elle-même qui a refusé d’y participer. Même s’il faut reconnaître l’existence d’un écheveau de contradictions, il aurait été possible de jouer cette carte plus finement.

Le fait que le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux prétend représenter les institutions démocratiques fondamentales de la société, n’altère en rien non plus l’importance du Secrétariat. Prétendre ne veut pas dire représenter.

Théoriquement, le Congrès a des possibilités illimitées. Toute activité pratique réelle en Europe est menée par les pouvoirs locaux et régionaux. La façon de l’exercer ne dépend que de ces pouvoirs, les autorités centrales ne font que définir les paramètres généraux. Mais le Congrès n’a pas réussi à définir ses propres priorités, à trouver « sa raison d’être »[en français dans le texte]. Il s’est mis à marcher sur les pas de l’Assemblée parlementaire, à copier ce qu’elle fait. On a obtenu pour corollaire une pâle copie de l’Assemblée, ce qui cependant n’empêche pas le Congrès de faire beaucoup de choses utiles et nécessaires, mais à un autre niveau, même s’il n’a pas encore dit son dernier mot : il dispose d’un potentiel énorme d’aviver ses activités et son influence.

Quant au budget, celui du CdE n’est même pas comparable à celui de l’Union Européenne, l’ordre de grandeur des chiffres est inégalable. Face à l’UE, le Conseil de l’Europe donne l’impression d’être un nain. La comparaison entre la fonction publique du Cde et celle de l’UE pourrait paraître inappropriée, mais ce n’est pas tout à fait exact. L’Union Européenne fonctionne en 22-23 langues, les effectifs de toutes ses institutions sont gonflés à cause des traducteurs, ce qui a été prémédité. Le CdE ne dispose que de 2 langues officielles: le français et l’anglais (le russe, l’allemand et quelques autres sont, ou plutôt ont été utilisées rarement, et dans des cas exceptionnels). Par conséquent, parmi presque 2000 fonctionnaires de l’appareil central du CdE la partie prépondérante comprend ceux  qui constituent son pilier, qui assurent son fonctionnement, qui font du Conseil une des structures internationales les plus professionnelles.

La colonne vertébrale du Secrétariat général est constituée de ressortissants de tous les pays-membres du Conseil, qui avaient été engagés juste à leur sortie de l’Université et y ont consacré plusieurs années. Personne ne sait mieux qu’eux quelle doit être la vocation du Conseil. Ce sont des porteurs de connaissances, d’expérience et de traditions, qui suivent régulièrement des formations et des remises à niveau, qui préparent des rapports fondamentaux et des documents politiques en les alimentant d’informations fournies par tous les pays et organismes internationaux. Ce sont des spécialistes d’exceptions, uniques en leur genre. Voici un petit exemple en guise d’illustration. La mise au point d’une énième résolution du Comité des ministres est en cours au niveau des experts. Jour après jour, réunion après réunion, les représentants des Etats travaillent sur la rédaction d’un projet. Tous les documents de base, toutes les propositions soumises  à leur discernement, sont préparés par le personnel du Secrétariat général. La procédure est élémentaire. Le personnel passe en revue les résultats des négociations et fait la synthèse des discussions. Ensuite les experts gouvernementaux le rectifient et le retouchent légèrement. Tout d’un coup les négociateurs qui défendent les intérêts nationaux de leurs pays, disons, de la Grèce, de la Pologne, de la Lituanie, s’insurgent contre cette façon de procéder.

Tout le monde leur dit : « De grâce, présentez vos formulations alternatives ». La séance est suspendue « pour des raisons techniques » pendant quelques heures. Au bout d’un certain temps, la séance reprend. Les « révolutionnaires » et les « briseurs d’idoles », yeux baissés, proposent de reprendre le travail sur base du projet qui a été préparé par le Secrétariat. Ils n’ont tout bonnement pas réussi à pondre quelque chose de congru, d’intelligible, qui aurait une minuscule chance d’être soutenu par les autres. Parce qu’ils doivent encore énormément évoluer pour atteindre le niveau du personnel du Secrétariat : ceux qui travaillent au CdE et jouent le rôle de secrétaires, c’est-à-dire d’employés des organisations de coopération intergouvernementale, en connaissent un rayon dans la rédaction des textes de compromis et dans le rapprochement et la réconciliation des positions des dizaines d’Etats. Ils connaissent à la perfection la matière et les thèmes connexes et apparentés, ils sont formés pour ce genre d’exercice dix fois mieux que ceux qui n’évoluent qu’à un niveau national. Ce sont des professionnels dans le meilleur sens du terme.

Un autre moment, probablement même déterminant. L’usage veut que les délégations permanentes des Etats-membres auprès du CdE soient petites (à l’exception de la Turquie, la Russie et l’Ukraine): ces représentations ne comportent généralement que deux ou trois personnes : chef de mission, Secrétaire extraordinaire et plénipotentiaire, son adjoint au rang de conseiller, et un deuxième ou encore un troisième secrétaire, c’est tout.

Il n’en faut pas plus, car tous les pays ont leurs hommes dans le Secrétariat général, qui par définition œuvrent pour promouvoir les intérêts nationaux. En plus, il existe une règle dite «de locomotive» : les personnes qui occupent un poste important dans la hiérarchie, font grimper les échelons à « leurs hommes », leur donnent un coup de pouce, les poussent vers le haut de l’échelle, font du lobbying en leur faveur, sans quoi il est extrêmement difficile de gravir les échelons. D’un autre côté, les leaders renforcent aussi leur autorité, influence et envergure. C’est pour cette raison que les représentants de certains pays se serrent les coudes entre eux, forment des communautés discrètes, imprègnent en long et en large les structures du Conseil. La représentativité des grands pays est plus importante. Ils ont assez d’hommes au sein du Secrétariat général pour veiller sur leurs intérêts nationaux et pour les servir. Mais les petits et moyens pays européens ne se font pas du tout de souci à propos de leur représentativité qu’elle soit petite ou même minuscule. Ils savent qu’ils trouveront toujours une protection, qu’on tiendra compte de leurs besoins ou nécessités spécifiques, puisque le Secrétariat général œuvre dans l’intérêt général, c’est-à-dire y compris dans leur intérêt individuel. D’une manière générale, le Conseil agissant en bon père de famille ne peut pas faire autrement.

D’une certaine manière, la Russie, malheureusement, fait exception. Premièrement, durant toutes ces années, Moscou est resté sous-représenté dans les postes politiques et administratifs de haut niveau. Les représentants russes sont nombreux, si l’on peut dire, à occuper des postes subalternes au secrétariat de la Cour européenne des droits de l’homme, puisque le plus grand nombre de plaintes concernant la violation des dispositions de la Conventions Européenne des droits de l’homme proviennent de la Russie. Deuxièmement, ceux qui sont du côté des Russes, ne s’entraident pas et ne se soutiennent pas aussi unanimement que les autres communautés nationales ; ils ne forment pas non plus de communautés officieuses. Troisièmement, ils n’ont pas d’objectif commun de servir et promouvoir les intérêts nationaux. Quatrièmement, ils sont sous menace imminente d’une décision de licenciement de 120 employés du CdE de nationalité russe sous prétexte que cela fait deux ans que Moscou refuse de payer sa contribution au budget du Conseil. La corrélation entre cette décision et le statut de la fonction publique et les obligations contractuelles envers les employés n’est pas très claire. Cinquièmement, et pour terminer, les Russes ne se sentent pas à l’aise au sein du Conseil, bien que leurs compétences professionnelles soient parfois supérieures à celles des challengers.

Une certaine distanciation, par rapport à ce qui se passe en Russie ou ce qui l’incarne, prend ses racines dans le milieu des années 1990. Environ un tiers du Secrétariat général s’est fermement prononcé contre son adhésion au Conseil. Des centaines de fonctionnaires  du CdE en activité ont signé une lettre indiquant que cette adhésion est contraire à la vocation du Conseil et entrainera la détérioration des références élevées, qui constituent sa valeur essentielle. Mais quand la Russie a adhéré au CdE, ils n’ont pas présenté leur démission du Conseil. Une des exceptions rarissimes était le retour au Canada de Monsieur Lauprecht, chef de la Direction générale des droits de l’homme, qui a fait preuve d’un sens élevé des principes. Honnêtement, cela laisse des traces et se fait ressentir de temps à autre, parfois d’une façon sous-jacente, parfois ouvertement. Un exemple particulièrement significatif : le comportement d’un Polonais qui est monté au grade de Secrétaire général de l’assemblée parlementaire. Lui personnellement était derrière l’exacerbation des tensions dans les relations entre le CdE et la Russie. Et dire qu’il y en a encore des personnes qui croient aux contes de neutralité et d’impartialité des fonctionnaires internationaux.

Il existe encore une chose  que certains fonctionnaires du Secrétariat général, sans l’avouer, n’arrivent pas, de façon strictement psychologique, à pardonner à la fédération de Russie.

Au sein du CdE nombreux étaient ceux qui ont parié sur le fait que Moscou, après avoir réussi à adhérer au Conseil, voudrait y jouer un rôle central et chercher à le dominer, tenterait de reformater le CdE et influencer son agenda de manière déterminante. Si c’est le cas, alors les fonctionnaires qui maitrisent la langue russe, en plus des deux langues officielles du Conseil, seraient les  plus recherchés, et une perspective de carrière rapide s’ouvrirait devant eux. Par conséquent, beaucoup se sont précipités pour apprendre le russe, une langue qui est loin d’être facile. Quelle n’a pas été leur déception! La Russie n’a manifesté aucune envie de tirer la couverture à soi, elle n’est pas entrée dans une course au pouvoir. Elle n’a jamais appris à travailler de telle sorte que les autres pays la suivent et prennent en considération ses avis. A présent, on ne peut que le regretter. Le capital dont le CdE disposait en matière d’expertise, de politique et d’organisation, était colossal. Si la Russie avait repris la main, elle aurait pu ouvrir une voie différente au développement de la coopération internationale en Europe. En tout cas, on n’aurait certainement pas eu un résultat aussi désastreux que celui qu’on a maintenant. Le Conseil aurait servi d’instrument efficace d’interaction entre la Russie et l’UE et de la construction d’une Europe élargie. L’Histoire n’admet pas de « si » [avec des « si » on mettrait Paris en bouteille], ce n’est pas une imitation d’un jeu d’échec où on peut reprendre un coup erroné. L’Histoire ne pardonne pas l’erreur.

Dans les conditions de confrontation il est impossible de changer d’attitude envers le Conseil, puisque sont perdues la culture de consensus et l’atmosphère familiale de discussions et de résolutions de problèmes émergents. Néanmoins, si on réussissait à préserver le CdE et notre participation dans ses activités, il faudrait obligatoirement réajuster le Conseil en fonction de notre scénario du développement de la coopération sur le continent, en fonction de notre vision non pas de l’Europe mais cette fois de l’Eurasie élargie. Dans le cas contraire, ce jeu ne vaudrait pas la chandelle. Le CdE resterait un jouet entre les mains des forces destructrices, comme maintenant quand ces forces dominent au sein de l’Assemblée Parlementaire.

 

Dimension parlementaire de la coopération et de la collaboration paneuropéennes brisées

Il ne faut pas sous-estimer l’Assemblée du Conseil de l’Europe. Une attitude dédaigneuse à son égard, l’incompréhension du fait qu’en son sein il faut vraiment bosser en retroussant les manches, nous ont explosé à  la  figure. Le conflit avec l’Assemblée parlementaire, puis l’envie de se venger sur le Conseil de ce conflit en ne payant pas de cotisation, ont remis de l’huile sur le feu de la confrontation multidimensionnelle croissante entre la Russie et le Conseil de l’Europe et ses Etats-membres.

Le fait que les documents, adoptés par l’Assemblée Parlementaire, ses résolutions, ses ordonnances, ses prescriptions ont seulement valeur de recommandations, ne doit pas induire en erreur. L’Assemblée est un organisme international très influent.

Elle façonne et reflète l’opinion publique, qui, dans les conditions actuelles, représente un repère primordial que les politiques pratiques (qu’elles soient vraies ou feintes) ne peuvent pas, n’osent pas ne pas prendre en considération. L’APCE est composée de délégations parlementaires nationales, représentant tous les partis parlementaires des Etats-membres. En toute logique, les députés de l’Assemblée Parlementaire doivent rendre compte à leurs partis, coordonner avec eux les positions qu’ils défendent ensuite en Assemblée, ou en tout cas ils sont tenus d’informer leurs partis respectifs de leurs activités au sein de l’Assemblée, ainsi que des opinions qui y prévalent. Ainsi s’avère-t-il que l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, dans une certaine mesure, est étroitement liée à tous les parlements nationaux des pays européens, et c’est bien plus qu’une quelconque structure interparlementaire « qui mijote dans son propre jus ». De surcroit, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe affiche clairement un avantage en comparaison avec les organes parlementaires similaires de l’OSCE et de l’OTAN : elle est beaucoup plus active, plus productive, son agenda est plus exhaustif ; elle organise des débats portant aussi bien sur des questions politiques « brûlantes » que sur des questions sectorielles, spéciales et tout simplement routinières, mais pas pour autant moins substantielles, dont la liste est interminable. L’Assemblée du CdE invite à ses séances plénières des présidents, des premiers ministres, des leaders nationaux et dirigeants des organisations internationales, elle a une meilleure image dans l’espace informationnel.

C’est que l’Assemblée entretient des liens étroits avec les médias internationaux, attire sans cesse leur attention par des scandales permanents et par sa réaction rapide aux événements internationaux, fonctionne en mode foncièrement public.

L’Assemblée parlementaire du CdE est bien structurée. Elle agit par l’intermédiaire des groupes politiques (d’où ses liens avec les partis) et par l’intermédiaire d’un grand nombre de commissions et sous-commissions [il faudrait parler plutôt des « comités », mais nous utilisons le terme « commission » pour éviter toute confusion avec les organes parallèles de coopération intergouvernementale]. Les commissions les plus en vue sont celles des questions politiques, des droits de l’homme, du suivi des engagements pris par les Etats-membres. Rivalisent avec elles, par le volume de leurs activités, les commissions des questions économiques et du développement; des questions sociales, de la santé et de la famille ; des migrations, des réfugiés et de la population ; de la culture, de la science et de l’éducation ; de l’environnement, de l’agriculture, des questions locales et régionales ; sur l’égalité des chances des hommes et des femmes. Il fut un temps, les parlementaires russes, ayant de faibles positions dans les commissions principales, se rattrapaient, entre autre, en s’impliquant intensément dans l’activité des autres commissions.

Ils organisaient « des réunions sur le terrain » en Russie pour faire connaître leur pays, créaient avec leurs collègues des liens professionnels étroits, entretenaient des contacts bilatéraux avec les délégations nationales. Par conséquent, il devenait un peu plus difficile de manipuler la masse inerte plus ou moins neutre faisant partie de l’Assemblée parlementaire et braquer les parlementaires européens non-engagés contre la Russie. La masse critique des votes nécessaires à la délégation russe était assurée par ceux qui avaient en Russie de bons amis et partenaires, et non ceux qui avaient une position dominante au sein d’une commission politique ou juridique. Par la suite tout s’est amenuisé et a disparu d’une façon tout à fait incompréhensible.

Pour cette raison, mais aussi pour de nombreuses autres, et compte tenu du contexte international général, Moscou a fait l’objet des critiques les plus virulentes au sein de l’Assemblée Parlementaire. Prenons uniquement la période la plus récente. En 2012, l’Assemblée a tenu des débats sur un rapport analytique fondamental au sujet du respect, ou plutôt du non-respect, par la Russie de ses obligations devant le CdE. Le 2 octobre, l’Assemblée a adopté une résolution par laquelle elle prolongeait la procédure de surveillance de la Russie. Cette résolution était très stricte. L’establishment russe l’a perçue comme très partiale et déséquilibrée. La résolution recensait méticuleusement toutes les idées préconçues sur les « transgressions » de la Russie, réelles comme imaginaires.

Voici une partie des griefs formulés par l’Assemblée du CdE. La Russie n’a toujours pas aboli, par voie législative, la peine de mort. [Et alors ? puisque la prononciation des condamnations à mort a été supprimée d’une autre manière et la peine de mort n’est plus appliquée depuis des lustres ?] La Russie n’a pas mené jusqu’au bout ou dans la mesure nécessaire l’enquête sur la violation des droits de l’homme au Caucase du Nord [Ces évaluations ne peuvent, évidemment, être faites que sous l’angle de la réalisation des objectifs de la réconciliation nationale, du relèvement de la région après conflit et de la stabilité politique] La Russie n’a pas retiré ses troupe de la Transnistrie, de l’Ossétie du Sud ni de l’Abkhazie [Les réflexions à ce sujet sont inappropriées sans analyse préalable des causes de la guerre déclenchée sur le territoire de la Moldavie et de la Géorgie, les guerres qui ont été arrêtées grâce aux actions coercitives entreprises par Moscou pour réinstaurer la paix ] Moscou a instauré la pratique de refus d’autorisation d’organiser les Gay Prides, a interdit par la loi la propagande de l’homosexualité auprès de mineurs et ainsi de suite [Ce sont des éléments civilisationnels, l’imposition - sans aucun discernement – des normes dans ce domaine semble très peu appropriée. D’autant plus que des sondages impartiaux d’opinion publique et des référendums indiquent que l’attitude vis-à-vis de ces problèmes en Europe occidentale est très ambiguë. Une partie importante de la population, même des pays les plus évolués, continue à croire en les valeurs chrétiennes traditionnelles] On pourrait argumenter sur chacun des griefs, y compris sur les allégations de violations commises par les autorités à l’encontre des personnes nommément définies, mais les parlementaires russes n’y sont pas parvenus.

L’Assemblée Parlementaire s’est particulièrement démarquée dans le dossier ukrainien. Dans sa résolution du 9 avril 2014, elle a fermement condamné « l’agression militaire russe et l’annexion ultérieure de la Crimée » en les qualifiant de « violation manifeste » de la Charte des Nations Unies, de l’Acte final d’Helsinki de l’OSCE, du Statut du Conseil de l’Europe etc. Le référendum de Crimée a été déclaré contraire aux Constitutions de la Crimée comme de l’Ukraine. La réunification a été considérée comme n’ayant pas d’effet juridique. Par la résolution de l’APCE du 10 avril 2016, la délégation russe a été privée de son droit de vote et exclue de toutes les instances dirigeantes de l’Assemblée et de ses missions d’observation, et ce jusqu’à la fin de l’année. Les 28 janvier 2015 l’APCE a suspendu le droit de vote de la délégation russe jusqu’à la session du mois d’avril, en riposte à cette décision la délégation russe a quitté l’APCE jusqu’à la fin de l’année et puis carrément annoncé son boycottage, qui se poursuit encore à l’heure actuelle. L’absence de la Russie permet à l’Assemblée d’adopter de nouvelles résolutions à contenu similaire, parmi lesquelles la résolution du 25 juin 2015 sur les personnes portées disparues lors du conflit en Ukraine (qui parle de « l’agression russe » et des « territoires occupés »), celle du 13 octobre 2016 qui appelle la Russie à retirer ses troupes du territoire ukrainien etc.

Finalement, la Russie a mis des conditions à son retour au sein de l’APCE : elle exige non seulement la reconnaissance des pouvoirs de la délégation russe dans leur intégralité, mais aussi la modification du Règlement intérieur de l’Assemblée qui lui permet de contester les pouvoirs des délégations nationales, de les suspendre, de priver les délégations de leurs pouvoirs, d’imposer des sanctions à leur encontre etc. La position russe est entièrement justifiée et logique, voire même nécessaire. (C’est dommage qu’elle ait été adoptée si tardivement).

 

L’APCE a été créée pour assurer la collaboration et non la persécution mutuelle ; pour apporter l’assistance aux Etats-membres dans la résolution des problèmes politiques, économiques, existentiels des plus complexes et non pour les bloquer ; pour favoriser des contacts, organiser des consultations, élaborer des approches objectives et non pour susciter des hostilités et des tensions. Les parlementaires sont des représentants du peuple, ils incarnent le peuple. Il est inadmissible de punir le peuple quelle que soit la forme de représailles, ce serait un retour au stalinisme. La position russe est à tel point rationnelle, que les dirigeants de l’APCE représentés par le Bureau élargi des présidents des groupes politiques, lors de différentes rencontres et négociations avec la délégation, en ont accepté le principe mais a indiqué que des changements ne seront pas immédiats, ils se feront en plusieurs étapes et avec la participation de la délégation russe. Il y a peu de chance de réussir autrement. Il faudra obtenir un nombre suffisant de voix en faveur des changements. Pour l’instant la situation reste dans l’impasse. La délégation russe n’a pas participé à la session inaugurale de 2018 qui confirme ou reconfirme les pouvoirs des députés. [Qu’en pensez-vous ? Aurait-il été judicieux de s’y rendre ? De batailler ? De risquer le coup ? Dans quelle mesure ce risque aurait-il été justifié ? puisque le groupe antirusse de parlementaires européens, tapageur et actif, est nettement minoritaire à l’APCE. Vous trouverez ci-dessous matière à réflexion qui pourrait être utile si on veut obtenir une réponse objective à ces questions.]

Néanmoins cette impasse a une toute autre lecture. L’APCE dénombre 318 députés, plus 3018 suppléants qui ont le droit de participer au travail de l’Assemblée, mais qui ne participent au vote qu’en l’absence des députés, cela veut dire votent à leur place. Il s’avère que toutes les résolutions condamnant la Russie ont été adoptées par une franche minorité de députés en poste. La résolution susmentionnée du 9 avril 2014 a été adoptée par 140 voix de députés contre 32 et 9 abstentions. La décision a été prise par 154 voix de députés contre 26 et 14 abstentions. La résolution du 10 avril — par 145 voix de députés contre 21 et 22 abstentions, celle du 25 janvier 2015  par 54 voix des 58 participants à la séance (!) etc. Donc on ne peut inverser la situation que de l’intérieur de l’Assemblée. C’est tout à fait dans les moyens des parlementaires intelligents et énergiques, forts dans leurs convictions et ayant le don de persuasion. Les hésitants et indécis sont nombreux, comme ceux qui suivent l’avis des autres par inertie, tout simplement en se reposant sur eux. Il faut juste travailler avec eux, les persuader encore et encore.

Mais comment faire ? Citons quelques exemples éloquents de solutions efficaces aux objectifs que la Russie se fixait. Revenons au milieu des années 1990. L’APCE aborde le deuxième round de préparation des conclusions relatives à la demande russe d’adhésion au Conseil de l’Europe. La procédure de l’examen de la demande vient d’être dégelée. Les conclusions, comme de coutume, sont étudiées par la Commission politique et la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme.

Son adoption est inscrite à l’ordre du jour de la session de janvier 1996, lors de laquelle doivent avoir lieu une délibération finale des conclusions faites par les structures de l’APCE, comme c’est détaillé ci-dessus (par les commissions et les groupes politiques) et le vote durant la séance plénière. C’est alors que nous obtenons, par des sources non-officielles dignes de confiance, des informations faisant état d’une rencontre préliminaire des groupes politiques parlementaires les plus influents, qui se tient dans notre dos dans une des stations balnéaires de la Forêt Noire, à l’abri des regards indiscrets. Ces groupes s’y sont réunis pour définir leur position commune. En tant qu’experts et rapporteurs on a invité  à participer à cette rencontre des kremlinologues, nouveaux et anciens, des spécialistes de la question russe, n’importe qui sauf les parlementaires russes. Nous arrivons à maîtriser la situation au dernier moment : lors de la « partie ouverte » de cette rencontre secrète la parole a aussi été donnée au Président du Comité des affaires étrangères de la Douma. Les résultats de la polémique nous ont été présentés par les présidents des groupes politiques et le président de l’APCE, une femme (sic! de nouveau une femme !) proche d’Helmut Kohl et de dirigeants du parti allemand, une femme à compréhension fine et profonde de la politique européenne, et non seulement européenne. Les résultats sont décourageants. Le vote indicatif (le sens de ce terme est expliqué ci-dessus), qui a eu lieu juste avant la fin de la rencontre, démontre un rapport de force suivant : 70% de parlementaires qui ont participé à la rencontre, se sont prononcés contre l’adhésion de la Russie, et uniquement 30% ont voté pour. Que faire ?

Les hauts dirigeants politiques du pays décident de se battre, ne pas se laisser dériver, prendre leur courage à deux main et jouer pour gagner. Le Président recherche l’appui de ses collègues. A l’initiative du ministre des affaires étrangères russe, le Conseil de l’Europe fait approuver par les ministres des affaires étrangères une résolution en faveur de l’adhésion la plus prompte de la Russie au CdE. La délégation russe envoyée pour participer à la session de l’APCE, inclut les présidents de tous les partis politiques, représentés à la Douma. Tout le monde se met au travail, à peine arrivés à Strasbourg, les députés et les membres de la délégation, à une cadence folle, sans pauses ni relâchement, rencontrent leurs collègues parlementaires, font des discours lors des réunions des groupes politiques et des séances de commissions, s’entretiennent, persuadent, font basculer des préjugés. Explicitement, avec méthode, chacun d’après son propre scénario. Zyuganov {parti communiste} : l’Europe a besoin de nous, et l’adhésion au CdE nous est nécessaire afin d’empêcher les horreurs et les sacrifices du passé de se reproduire à l’époque contemporaine, éviter la réapparition des goulags destinés cette fois à accueillir la gauche, les communistes, tous ceux qui œuvre en faveur de la justice sociale. Yavlinski  {Parti libre russe « Yabloko »} : « nous sommes du même sang, vous et nous »  {d’après R. Kipling « Le livre de la jungle »}, puisque nous partageons les mêmes valeurs que nous défendrons ensemble, épaule contre épaule. Tchernomyrdine [bloc politique appelé Notre maison la Russie] : le bloc « Notre maison la Russie » construit avec vous une Europe moderne, démocratique et forte, puisque dans le fond nous sommes en accord avec d’autres partis au pouvoir sur le continent, nous visons des objectifs similaires.

Et enfin Jirinovski [parti libéral démocrate], plus brillant et incendiaire que tous les autres : Votez contre la Russie, votez comme vous le suggère la haine que vous cultivez depuis des décennies, et vous verrez se rassembler sous mes drapeaux des millions de nouveaux Russes, nouveaux véritables patriotes de leur pays ».

Cela dit, ces mêmes dirigeants des partis refusaient de monter dans la même voiture, ne rataient pas l’occasion de se lancer des piques (et même plus incisif que ça), évitaient soigneusement tout geste qui ressemblerait à une poignée de main, au moins en public.

Les sessions de l’APCE se déroulent selon une procédure établie de longue date : l’ouverture a lieu un lundi. La veille se réunit le Comité des présidents des groupes politiques, et éventuellement le bureau des présidents, où on harmonise les directives des partis en fonction de l’ordre du jour et des questions courantes. Le vote décisif a lieu un jeudi afin de pouvoir débattre contradictoirement des résolutions sur la question du jour durant les réunions des groupes politiques et des commissions, et ensuite les peaufiner à la lumière des positions avancées par les différentes structures de l’APCE.

La situation avant lundi est peu encourageante: comme c’était déjà le cas lors d’un vote indicatif, 70% des parlementaires sont contre l’adhésion de la Russie au CdE, et uniquement 30% pour. Mardi, le ratio change : des efforts lobbyistes de la délégation parlementaire russe et les recommandations envoyées  des capitales des Etats-membres ont porté leurs fruits : 60% contre, 40% pour. Mercredi s’installe une parité : 50 – 50.

Enfin il arrive un jeudi, donc le jour du vote décisif, et la majorité de l’Assemblée se prononce en faveur de l’invitation de notre pays à devenir membre du Conseil. Voilà comment il faut travailler ! Poursuivre les objectifs fixés ! Défendre les intérêts nationaux ! C’était une brillante et exemplaire opération de politique extérieure ! S’il pouvait y en avoir plus, surtout par les temps difficiles qui courent.

Aujourd’hui l’adhésion de la Russie au Conseil est appréciée différemment. Certains hommes politiques et experts la critiquent furieusement ; on mène contre cette adhésion, pour des raisons obscures, une campagne de dénigrement aux yeux de l’opinion publique et des dirigeants du pays.

A l’époque un consensus absolu au sein de la société et de l’establishment politique au sujet de l’adhésion au CdE a été confirmé par la rapidité avec laquelle Moscou a ratifié le Statut du Conseil et les documents qui lui accordaient des privilèges et immunités, et a déposé son instrument de ratification auprès du Secrétariat général du CdE. Cela a été fait par Evguéni Primakov [à l’époque ministre des affaires étrangères de la Russie] le 28 février. C’est la date du début du chronométrage du membership difficile de la Russie au CdE. Un mois avait suffi au Gouvernement, à l’Assemblée fédérale et au Président pour mener à terme une procédure qui parfois demande un an et même plus.

[Qu’en pensez-vous ? Si vous n’êtes pas d’accord avec cette appréciation, quels contre-arguments pourriez-vous avancer ? Que La Russie n’a rien à faire en Europe ? Que nous n’avons pas besoin d'un espace juridique et humanitaire commun ? Que c’était une fuite en avant ? Que ni maintenant, ni à l’époque les normes du CdE et La CEDH {la Convention Européenne des droits de l’homme} ne sont pas et n’ont jamais été à notre portée? Ce n’est pas convaincant, c’est même dans une certaine mesure déficient. A différents moments, nous avons mené des enquêtes auprès de nos étudiants : personne n’a levé la main pour soutenir ces contre-arguments. ]

Un autre exemple sur un sujet très proche – comment peut-on et comment doit-on travailler au sein de l’APCE. Durant les premières années la délégation de l’Assemblée fédérale de la Russie au CdE n’avait pas beaucoup de chance. Elle peinait à tisser des relations de collaboration entre les parlementaires qui en faisaient partie. Elle était déchirée par les dissensions. Elle menait son activité en baignant dans les prises de bec, les rancunes et les scandales. On en arrivait à des motions de censure à l’égard des dirigeants de la délégation. Les sénateurs et les députés avaient beaucoup de mal à trouver un terrain d’entente. En somme, un spectacle désastreux qui affaiblissait notoirement notre influence non seulement à l’Assemblée, mais aussi au sein du Conseil en général, qui affouillait les efforts entrepris sur divers fronts. La situation a radicalement changé quand une nouvelle pléiade de décideurs politiques russes a pris les commandes.  On va vous expliquer comment en une semaine on a réussi à mettre sur orbite du CdE un nouveau président du Comité des affaires internationales du Conseil de la Fédération.

Le problème résidait dans le fait que pour être bien coté au sein de l’Assemblée, c’est à dire pour pouvoir occuper des postes éligibles à la tête des commissions de l’APCE,  ou au sein du Bureau d’une des commission, il fallait y avoir travaillé au moins pendant un an. Trois ou quatre mois avant sa première visite officielle  à Strasbourg, le Président du Comité s’est rendu au CdE pour comprendre sur place ce que représentent l’APCE et le CdE, comment ils fonctionnent, à quoi il faut s’attendre de leur part et ce qu’on peut obtenir avec leur aide. (Un bon exemple à suivre, remarquons-le au passage). Après avoir tout compris, il a formé une équipe animée par le même esprit et il est arrivé à sa première session armé jusqu’aux dentes. Les diplomates, les anciens du CdE et les parlementaires ont conjointement concocté un scénario qui permettait, si on le suivait, de contourner des obstacles formels, l’ont soumis à l’approbation des dirigeants de l’APCE et du Secrétariat Général du CdE  (rappelez-vous ce qu’on avait dit à propos de l’importance du Secrétariat dans la structure du CdE) et ont obtenu leur soutien. Voilà ce qu’ils ont inventé : la délégation de l’Assemblée Fédérale, de concert avec d’autres parlementaires européens, a proposé de compléter l’ordre du jour courant par un point sur la collaboration dans la lutte contre le terrorisme international, sous prétexte d’un examen d’une question particulièrement sensible de la politique européenne/mondiale courante. Le Bureau de l’APCE a, bien entendu, approuvé cette proposition. La procédure d’examen de ce genre de question est particulièrement spécifique: la question devient centrale pour une session de l’Assemblée.

On dispose de trois jours pour préparer la résolution (qui énonce la position de l’APCE) et les recommandations (adressées aux Etats-membres, au Comité des ministres du CdE et aux organismes internationaux) et le vote décisif a lieu jeudi. Les travaux consacrés au projet ont un « couloir vert » dans les Commissions et les groupes politiques.

Mais le Bureau non seulement a modifié l’ordre du jour et le programme de la session, il a en même temps désigné notre parlementaire comme rapporteur de la question, inscrite à l’ordre du jour dans le cadre d’une procédure extraordinaire. C’est la tradition. Le rapporteur est une figure-clé aussi bien à l’APCE qu’au parlement Européen. Il est porteur d’un intérêt général et se prononce au nom de l’Europe dans sa globalité. C’est lui qui définit les principaux paramètres des documents à préparer. Les meilleurs spécialistes  de la commission appropriée du Secrétariat l’assistent dans son travail préparatoire qui consiste à étayer de preuves tout ce qui sera repris dans les projets de résolution et des recommandations. Pour demander d’inclure dans le texte telle ou telle disposition, telle ou telle nuance, c’est vers lui que se tournent les membres de toutes les délégations nationales et de tous les groupes politiques, tous ceux qui voudraient démontrer leur importance ou  faire du lobbying  des intérêts qu’il représentent. Le rapporteur par définition (c’est un mécanisme de fonctionnement des organismes internationaux interparlementaires) pour un certain moment se transforme en un centre local de la politique internationale, en un véritable croupier toujours gagnant de la roulette politique, en un premier violon d’un concert politique.

Le président du Comité des affaires internationales du Conseil de la Fédération a interprété subtilement le rôle qu’on a décroché pour lui, comme s’il avait été créé pour le faire, comme s’il l’avait répété toute sa vie.

Cela ne se produit presque jamais. Les documents qu’il avait préparés ont satisfait tout le monde, ont fait un carton. Le vote s’est transformé en un triomphe. Son discours, prononcé en parfait anglais (malheureusement, américain), a été accueilli de façon particulièrement bienveillante. Personne n’a apporté d’amendements aux projets. Ce n’était pas la peine, ils reflétaient à 100% la position de l’Europe, de la société européenne relative à la lutte contre le terrorisme international, et non l’avis d’un seul Etat ou d’un parti politique. Personne n’a eu besoin de voter contre. En une semaine, la délégation parlementaire russe a fait preuve de ses capacités et démontré qu’elle ne diffère en rien des grands de l’APCE. En quatre jours, le chef de la délégation a fait une entrée fracassante dans le clan de ceux qui définissent la politique au sein de l’Assemblée, à qui on s’adresse pour demander de l’aide ou un conseil, dont la voix est inévitablement prise en compte.

Il ne restait qu’à consolider le succès obtenu, ce qui a été réalisé en un jour et demi dont on disposait avant la fin de cette session marathon. On a réfléchi ensemble : qui pourrait être remplacé  aux postes dirigeants de la Commission politique de l’APCE, compte tenu de la distribution des portefeuilles entre les délégations, du profil de la nouvelle « star » de l’APCE et des limitations formelles existantes. Le choix est tombé sur les Anglais.

A l’époque ils étaient assez loyaux, personne ne pouvait penser que quelques années plus tard on se servirait d’eux pour ruiner un concert européen en gestation et un sain rapprochement entre la Russie et l’Union Européenne qui prenait de l’essor grâce au changement de dirigeants au Kremlin. Traditionnellement, les Anglais contrôlaient complétement la Sous-commission pour le Proche Orient et le faisaient de manière abusive, jusqu’à l’indécence. Le fauteuil du président de la Sous-commission leur appartenait aussi bien que le poste de rapporteur. Nous leur avons proposé de céder l’un ou l’autre. Ils ont gardé le fauteuil, ce qui leur permettait de définir les priorités et les orientations générales des activités. Nous avons obtenu le mandat de rapporteur, c’est-à-dire la possibilité de rencontrer toutes les parties prenantes internationales et régionales de règlement au Moyen-Orient et de la politique moyenne-orientale, de s’exprimer en même temps au nom de la Russie et de l’Europe – de cette Europe Élargie que nous avions jadis commencé à construire en sachant le faire bien.

 

En principe, on pourrait se référer à un certain nombre d’autres exemples non moins brillants. Mais ceux qu’on a cités sont largement suffisants pour en tirer des conclusions qui nous semblent convaincantes et argumentées. Premièrement, notre diplomatie, nos cercles dirigeants, nos structures parlementaires et partis politiques ont une expérience positive considérable d’interaction avec l’APCE et le CdE, qu’on peut toujours remettre à profit. Deuxièmement, pour pouvoir promouvoir ses intérêts auprès des organisations internationales, il faut respecter ces organisations, comprendre leur spécificité, discerner  leurs faiblesses et leurs atouts, bien voir sur quels boutons appuyer. Troisièmement, il faut disposer d’une stratégie d’action, bien définir les résultats que nous voulons obtenir, connaître le prix à payer pour les atteindre et prendre conscience des ressources que nous sommes prêts à y affecter. Quatrièmement, c’est uniquement en étant membre d’une organisation internationale qu’on peut jouer pour gagner, arriver à ses fins, renforcer son influence internationale, anticiper les événements, y compris mettre fin, prévenir, réduire à néant les attaques hostiles menées contre soi, et non seulement s’indigner et protester ; il est très difficile, voire impossible d’agir de la sorte en restant à l’extérieur d’une organisation. Cinquièmement, toute organisation internationale a intérêt à se positionner comme leader, à rassembler autour d’elle une cohorte puissante de gens qui partagent les mêmes idées, à donner le «la», à maintenir l’initiative entre ses mains, à définir les priorités : dans ce cas il sera plus facile de faire face à la croissance des tendances négatives, et les bénéfices de la participation dans ses activités seront nettement plus substantiels. En ce qui concerne l’APCE — le CdE  et nos relations avec eux, toutes ces conclusions peuvent être résumées en une seule phrase : au sein de ces organismes il faut travailler durement et sans relâche, avec dévouement, en prenant conscience que nous œuvrons en faveur de la Russie d’aujourd’hui et de demain. La façon de le faire, nous l’avons expliquée ci-dessus. Toute autre approche, quelle que soit son apparence patriotique, est contraire à nos intérêts à long terme, nous affaiblit, limite nos possibilités, qui, dans les conditions actuelles, valent leur pesant d’or.

© Mark ENTINE,
chef du département de droit européen
l’Institut d’Etat
des relations internationales de Moscou (MGIMO),
professeur-chercheur de l’Université fédérale balte Emmanuel Kant

Ekaterina ENTINA,
maître de conférences  de l’Université nationale de recherche
«Ecole des hautes études en sciences économiques» (Russie),
maître de recherche de l’Institut de l’Europe de l’Académie des sciences de la Russie