L'Union Européenne relève la tête


Le 13 septembre 2017 Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne, a prononcé à Strasbourg son traditionnel discours annuel devant les députés du Parlement Européen [1]. Ce discours a suscité une grande répercussion politique au sein de l’UE et bien au-delà de ses frontières [2 ; 3 ; 4]. Tous les médias russes ont publié des articles, plus ou moins détaillés, à ce sujet [5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9]. Néanmoins, cet événement est resté en arrière-plan dans l’espace russe de l’information. Les principauxcentres analytiques se sont limités àune analyse superficielle et dépréciative [10] ; à tort.

Ce discours tire un trait sur la période antérieure de l’évolution de l’Union Européenne. Peut-être bien qu’avec lui commence une sérieuse réévaluation de ce que l’UE a l’intention d’entreprendre dans un avenir proche et/ou relativement éloigné, et de sa façon de procéder. Ce discours  est le signe d’un ajustement profond possible de la politique intérieure et extérieure, menée par l’Union Européenne.

Cette allocution donne un aperçu de l’état dans lequel se trouve l’Union Européenne, ébauche des objectifs précis à atteindre durant l’année en cours,  propose un programme d’actions à moyen terme et explique les critères selon lesquels il sera  réalisé.

De fait, on a sous les yeux un manifeste politique avec l’énoncé systémique d’une option multidimensionnelle du développement de l’UE, dont plusieurs composants seront probablement mis en œuvre. Aussi l’establishment, le corps diplomatique, le monde desaffaires et la communauté des experts de la Russie devraient-ils lui accorder toute leur attention.

Essayons donc, tant que les traces sont fraiches, de comprendre comment les accents y sont placés. Pour ce faire, commençons par analyser les couleurs que Monsieur Juncker utilise pour décrire l’état actuel de l’Union.

 

La crise de l’Union Européenne relève du passé

Tel est le leitmotiv de l’allocution, sa consistance. Le président de la Commission Européenne a besoin de cette assertion afin de pouvoir enfiler sur elle, comme sur une tige, ses autres réflexions et propositions qu’il défend.

La crise de l’Union Européenne ne relève pas tout à fait du passé. Les tentatives de Londres, lors de la négociation des conditions de sa sortie de l’Union Européenne, de  contraindre Bruxelles à céder sur certaines de ses positions, vont longtemps poursuivre l’élite politique et le monde des affaires des Etats continentaux. Même si Theresa May, Premier ministre du Royaume Uni, voudrait convaincre Bruxelles qu’elle ne vise qu’à favoriser les intérêts de l’UE, et que l’Union n’a rien à craindre [11 ; 12 ; 13].

La périphérie sud de l’EU s’est remise de la récession économique dans une moindre mesure par rapport à ses partenaires du Nord au sein de l’Union. La France, et certains autres Pays, vontdevoir encore faire face à la mise en œuvre de réformes socio-économiques, très douloureuses.

Les incidences de la crise migratoire sont toujours présentes. L’UE et ses Etats-membres devront en permanence vivre avec. Une droitisation généralisée des systèmes politiques et de la société, résultant d’une avalanche de crises qui ont balayé les pays de la région, et d’une réaction pas toujours intelligible et appropriée à ces crises, ainsi que la manifestation de tendances autoritaires et d’un nationalisme exacerbé – ce sont des faits établis avec lesquels il faut aussi compter. Certains leaders politiques n’arrêteront jamais de défier la politique intérieure et extérieure de l’UE, en « ramenant à soi la couverture » de l’Union [14].

Il n’empêche que Jean-Claude Juncker a toutes les raisons d’insister sur le fait que la situation au sein de l’UE s’est redressée et de parler au passé de la crise vécue par l’UE et ses Etats-membres. Pour appuyer sa position, il n’a avancé que quelques arguments, mais des arguments plus que tangibles et probants. En principe, ils suffisent amplement.

Le président de la Commission Européenne a rappelé qu’il y a un an l’UE se débattait en proie à une crise quasi existentielle. Certains Pays délaissaient de plus en plus le principe de solidarité sans lequel l’existence-même de l’Union est impensable. La confiancedans le projet européen et le soutien qu’on lui accordait ontfaibli jusqu’à un  seuil critique. Mais les dispositions énergiques prises par l’UE, toutes ses institutions et tous ses Etats-membres ont permis d’inverser la situation, a souligné M. Juncker. La relance économique, qui enfin se manifeste dans tous les pays de l’UE,  a grandement contribué à cette inversion. Le taux de croissance du PIB dans l’ensemble del’UE a atteint 2%. Dans la zone euro il est un peu plus élevé et a atteint les 2,2%. Pour cet indicateur, l’UE a même devancé son sempiternel concurrent  qu’elle essaie immuablement d’égaler : les Etats-Unis. Par conséquent, le chômage a régressé.

On a réussi à l’amener au niveau le plus bas depuis 9 ans. 8 millions d’emplois ont été créés en UE depuis 2014. Le nombre d’actifs a augmenté et atteint 235 millions. C’est le maximum absolu de toute l’histoire de l’Union.  Le programme d’investissements, proposé par la Commission Européenne, est mené avec succès. Il a attiré 225 milliards d’euros d’investissements, qui ont permis de financer 270 projets infrastructurels et d’accorder des crédits à 445 mille petites entreprises. De notre point de vue, ce sont des chiffres fabuleux.

Par ailleurs, l’UE a réussi l’assainissement de son système financier et le redressement de la situation dans le secteur bancaire, si bien que les banques ont recommencé à accorder activement des prêts. Le déficit budgétaire est tombé de 6,6% à 1,6%. Ce qui n’est pas mal du tout, il faut l’admettre. Il n’y a pas très longtemps  on ne pouvait guère l’espérer de la part de l’UE *1.

Ainsi donc Jean-Claude Juncker avait-il de la matière à mentionner dans son rapport triomphateur, il n’a rien dû sortir du chapeau.Qui plus est, dans cette partie estimative de son allocution il aurait pu inclure un chapitre relatif aux mesures ultérieures destinées à mettre un frein à la crise migratoire. Dans ce domaine, Bruxelles a aussi de quoi épater les eurosceptiques. Un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes est devenu opérationnel. Plus de 1700 agents sont venus en renfort aux 100.000gardes-frontières des Etats-membres, déployés le long du périmètre de l’Union, pour patrouiller les segments de la frontière les plus vulnérables.

La route des Balkans, ce couloir que les réfugiés et les migrants illégaux venant de l’Asie de l’Ouest empruntaient pour rejoindre l’UE, est maintenant pratiquement fermée. Grâce à l’accord passé avec la Turquie, le nombre de réfugiés et de migrants illégaux a baissé de 97%(!).

Cet été l’UE a réussi, pourl’essentiel, à prendre le contrôle de la route du Sud passant par la Méditerranée centrale (c’est-à-dire au départ des côtes Libyennes). En août, 81% de migrants illégaux et de réfugiés en moins ont emprunté ce couloir, par rapport à la même période de l’année précédente.Cependant, il est important de noter que, pour des raisons tactiques, le président de la Commission Européenne s’est montré très discret à ce sujet. Il n’a pas cité toute une série d’arguments relatifs à la stabilisation de la situation politique et sociale en UE. C’est pourtant très important !Ces arguments auraient pu rendre son évaluation de l’état actuel de l’UE encore plus percutante.Le fait est que les réformes structurelles menées dans les Etats-membres de l’UE (qui représentent en fait une remise en ordre du secteur social, du marché du travail et des dépenses budgétaires, nécessaire pour que les Etats puissent vivre selon leurs moyens), ne pouvaient aboutir qu’à moyen terme.

Mais la population percevait ces réformes d’une façon extrêmement douloureuse, et ce à juste titre : elles  entraînaient le licenciement, le chômage, la baisse des salaires, des retraites et des allocations sociales, la réduction des programmes sociaux et en somme la baisse du niveau de vie.

Pratiquement parlant, les élites dirigeantes s’extirpaient de la crise économique sur le dos des travailleurs et de la classe moyenne, d’où venaient les humeurs contestataires déferlantes, l’euroscepticisme, la popularité des extrêmes droite et gauche, des populistes et des radicaux. Le pouvoir s’échappait des mains des élites dirigeantes, elles auraient pu tout rater.

Mais elles ont eu vraiment énormément de chance. Elles ont réussi : le modèle socio-économique et politique des Etats-membres a résisté à l’épreuve, il s’est avéré fiable et viable. Les élections aux Pays- Bas, en France et ensuite en Allemagne ont rendu de l’assurance aux élites dirigeantes.

*1 La situation en UE, remarquons-le, semblerait même meilleure que d’après la perception de Jean-Claude Juncker. D’après le « Financial Times », même l’Italie, « homme malade de l’Europe », présente des tendances économiques spectaculaires. Cette année les actions des entreprises italiennes ont augmenté de 17%, et globalement au cours de la dernière année de 42% (!). La croissance du PIB dans la zone euro a déjà dépassé 2,3% [15]

 

Les résultats de l’expression de la volonté populaire ont démontré que l’UE a évité ce qui était le plus dangereux pour elle. Oui, l’extrême gauche, mais surtout l’extrême droite ont renforcé leurs positions et leur influence, leur représentation dans les gouvernements et parlements nationaux s’est accrue, mais d’une façon non critique (on y revient ci-dessous).

Si c’est ainsi, il en résulte que l’UE aurait réussi — ou presque — à résoudre le problème de sa sortie de la crise de manière systémique. Ça vaut son pesant d’or. Par conséquent, c’est dans ce sens-là qu’il faudrait interpréter la métaphore de Jean-Claude Juncker à propos de l’Europe qui « a de nouveau le vent en poupe » etune « fenêtre d’opportunité » qui s’ouvre à l’UE et à ses Etats-membres,opportunité qu’on ne peut surtout pas laisser s’échapper, puisque l’UE, comme il a toujours été souligné par les hommes politiques et par les spécialistes, c’est comme un vélo qui n’est en équilibre que quand il avance de façon dynamique.

Pour l’UE, surmonter la crise n’est que la moitié de l’œuvre, elle doit immuablement faire face à un double défi. La seconde composante de ce défi – sortir de la crise en étant renforcé. La façon d’y parvenir constitue la substance de l’allocution du président de la Commission Européenne.

 

Principaux axes de travail de l’Union Européenne à court terme

L’énumération des mesures courantes sur la réalisation desquelles la Commission Européenne, suivie par les autres institutions de l’EU, concentrera ses efforts, prend juste un minimum d’espace. Le discours n’en mentionne que les plus marquantes et attractives.

(1) L’Union continuera à miser sur la promotion du libre-échange. Le CETA, traité établi entre le Canada et l’UE, lui servira de modèle. Elle a déjà un accord politique avec le Japon pour suivre la voie envisagée.

Avant la fin de 2017 Bruxelles prévoit des accords identiques avec le Mexique et les pays de l’Amérique du Sud. Sont à l’ordre du jour l’Australie et la Nouvelle Zélande, à qui Jean-Claude Juncker a adressé d’une façon spectaculaire, du haut de la tribune du Parlement Européen, une proposition d’entamer des négociations. En même temps l’UE fera barrage à toute velléité de compagnies nationales étrangères de racheter des sites industriels et infrastructurels d’importance stratégique, en créant à ces fins des structures supranationales de coordination.

(2) L’UE veillera à ce que la production industrielle sur son territoire augmente son efficacité et sa compétitivité internationale. La stratégie européenne de politique industrielle, élaborée par la Commission Européenne et soumise à l’approbation de l’UE, servira à ces fins.

(3) Dans le domaine de la lutte contre les changements climatiques l’UE assumera le rôle de leader mondial qu’elle présentera comme sa préoccupation de la préservation du patrimoine commun de l’humanité ; elle s’occupera assidûment de la réduction des émissions nocives dans le domaine du transport.

(4) Elle accordera une priorité dans son travail à la création d’un outil fiable pour parer à toute menace de cyberattaquesque subissent lesentreprises d’une façon de plus en plus alarmante : d’après les statistiques de la Commission Européenne le nombre de ces attaques atteint 4 mille par jour (!). Pour ce faire, l’Union créera sa propre Agence de la cybersécurité.

(5) L’amélioration de la politique migratoire sera aussi au centre des préoccupations de l’UE qui la complètera par une attitude plus rigoureuse d’expulsion des migrants économiques illégaux, et de ceux qui se font passer pour des réfugiés, hors du territoire de l’Union. L’UE consolidera la solidarité avec l’Afrique, y compris l’utilisation de mécanismes financiers. Elle rendra l’accueil des réfugiés plus organisé et prévisionnel, se concentrera sur l’encouragement d’une immigration qui présente unintérêt pour l’Union.

Elle travaillera de manière plus élargie à finaliser la formation d’alliances énergétique, défensive et bancaire, du marché commun des capitaux et du marché unifié numérique.

Tout ceci n’est que pour parler des priorités.

Cette façon lapidaire d’exposer les tâches courantes que l’UE doit réaliser au premier chef pourrait paraître étrange et illogique, car le discours annuel du président de la Commission Européenne a, par définition, lavocation d’expliquer l’objectif et la façon de procéderdes structuressupranationales dans l’année à venir. Oui, ça pourrait le paraître, si le jour-même de son discours, dans la matinée, Jean-Claude Juncker n’avait pas envoyé aux dirigeants des institutions politiques européennes un programme d’activités de l’année sur une centaine de pages, avec une lettre d’accompagnement. Ces documents sont d’accès libre.

(6) Durant l’année, la Commission Européenne a l’intention de terminer en grande partie ce que les Institutions de l’UE avait prévu auparavant. D’après Jean-Claude Juncker, les objectifs antérieurs sont atteints à 80%, il n’en reste que 20% à achever.

Compte tenu du changement fondamental des circonstances,  définir la stratégie d’avancement  devient une préoccupation primordiale du moment;  ensuite on pourra ajuster les plans en cours, préciser les horizons de planifications et se situer sur une nouvelle échelle de priorités. En conséquence, la légitimationde la stratégie européenne privilégiée occupe une place centrale dans le discours annuel.

Et en ce qui concerne cette stratégie, le président de la Commission Européenne a fait une déclaration sensationnelle qui crée une réelle surprise, peut-être même pour les initiés.

 

Défaillance des récentes théories d’intégration différenciée et demandes reconventionnelles de la Nouvelle Europe

L’idée fondamentale des propositions, formulées par Jean-Claude Juncker, est d’abandonner les lignes de conduite ébauchées durant ces dernières années, et en particulier tout récemment, de les rejeter comme étant nuisibles, défaitistes et indéfendables, de faire preuve de détermination et d’audace, de profiter de la « fenêtre d’opportunité » qui s’est ouverte, de revoir les approches aux concepts d’intégration différenciée, qui ont été faites par dépit, faiblesse et désespoir, donc ne constituent pas une option optimale. Alors au lieu de passer son temps à concrétiser et à mettre en œuvre ces lignes de conduite, il est préférable de mettre le cap sur un retour à l’ancienne politique d’approfondissement de l’intégration tous azimuts et de l’appliquer conjointement, car cette façon de faire  constitue depuis toujours la force et l’attrait du projet européen.

Rappelons-nous : il y a tout juste 6 mois, le 1 mars 2017, Jean-Claude Juncker a présenté le Livre Blanc, préparé par la Commission Européenne, qui décrivait cinq scénarios possibles de l’évolution ultérieure de l’UE. L’intrigue de sa parution consistait dans le fait que trois de ces cinq scénarios étaient manifestement inacceptables par le noyau de l’Union, avec l’Allemagne en tête, à savoir le scénario inertiel (tout reste en l’état, et l’Union réagira aux nouveaux défis au fur et à mesure de leur murissement), régressif (ramener l’intégration globale actuelle juste au simple marché commun du départ) et sélectif (tous les Etats-membres participent à l’approfondissement de l’intégration, mais celle-ci ne concernera qu’un nombre réduit d’orientations).

Un autre scénario était complètement irréaliste, puisqu’à l’époque n’existait aucunes prémices de l’avancement vers les sommets de l’intégration. Ainsi donc derrière un écran de fumée de multiplicité, de pluralisme et de liberté de choix se cachait une contrainted’accepter l’intégration différenciée, qui signifie que ceux qui n’en veulent pas, ou qui n’y sont pas prêts, ne doivent pas empêcher  les autres d’avancer. Les idées de l’intégration différenciée ont constitué une façon novatrice de compréhension des impératifs, des perspectives et des limites de la réalisation du projet européen. Plusieurs commentateurs [5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9], même ceux qui s’y connaissaient parfaitement, qui ont beaucoup écrit au sujet de ce projet et sont passés maîtres en description de son caractère turbulent, n’ont jamais saisi pourquoi ces idées ont rencontré un si vif refus de la part du groupe de Visegrád en particulier et de toute la « périphérie » européenne en général, qui d’ailleurs n’était pas la seule à s’y opposer.

Dans le passé, le projet européen disposait toujours de son avant-garde, qui courageusement allait de l’avant, traçait la voie aux autres et leur montrait les avantages du projet. Après un certain temps, « les autres » devenaient assez mûrs pour y adhérer.

Les exemples les plus convaincants sont: l’espace Schengen, l’espace de liberté, de sécurité et de justice dans son ensemble, l’union monétaire et ensuite l’union bancaire. L’intégration différenciée a rompu avec cette tradition. A la différence de l’intégration à vitesses multiples, celle à géométrie variable et de tout ce qui avait existéavant, l’intégration différenciée ne propose pas de stimuler les traînards à rattraper l’avant-garde ; elle ne fixe pasd’objectifs pour tout le monde ; elle n’envisage pas que ceux qui ont renoncé pourraient rattraper leur retard. L’intégration différenciée signifie la formulation de règles de jeu fondamentalement différentes : vous pouvez, si vous le voulez, faire partie de l’avant-garde, et alors vous faites avec elle un bond en avant ; si vous ne le voulez, ou ne le pouvez pas, vivotez alors à la périphérie, personne ne vous oblige à rien, c’est votre choix souverain ; mais ensuite n’en veuillez à personne non plus.

L’UE s’est transformée en matriochka, qui inclut deux types de Pays, auxquels seront appliquées des exigences disparates.

Certains rejoindront la super ligue, les autres – la deuxième division. La super ligue sera la zone euro, ou une zone euro reconstruite, qui évoluera vers une union politique et de défense performante, vers le transfert des pouvoirs souverains les plus importants (que les Etats-membres ne voulaient, ou n’osaient pas lâcher auparavant) au niveau supranational, y compris vers un rapprochement des droits fiscaux et des politiques sociales.

Si on creusait en profondeur, on découvrirait  qu’en avançant les idées de l’intégration différenciée, le noyau de l’UE, les euro-enthousiastes et tous ceux qui étaient prêts et qui aspiraient à passer à un nouveau niveau d’intégration européenne, signifiaient aux autres une espèce d’ultimatum : ne grognez pas, ne nous empêchez pas, arrêtez les actes arbitraires, cessez de casser les politiques communes, appliquez les décisions prises conjointement, travaillez avec les autres en toute bonne conscience, et non par crainte.

Nous en avons assezde votre fronde. Avancez avec les autres ou restez en dehors d’une nouvelle étape d’intégration. Vous n’avez plus le choix. On ne vous permettra plus de mettre des bâtons dans les roues, de nous faire reculer.

Il n’est pas étonnant que ceux  qui ont accueilli ces idées avec ressentiment fussent nombreux, et pas seulement à Varsovie, à Prague, à Bratislava, à Sophia, à Bucarest ou à Budapest. Cependant, ce sont les leaders de ces Pays-là qui ont déclaré, de manière sévère et intransigeante, qu’ils ne laisseront jamais passer ces idées. Ce n’est pas pour en arriver là que les peuples de l’Europe de l’Est et du Sud-Est durant plusieurs années cherchaient à devenir membres de l’UE. Et ils ne se sont pas limités à un simple reniement, mais ont présenté leurs contres-revendications à l’UE et son noyau. La Nouvelle Europe a exigé en termes catégorique que la Vielle Europe remédie à cette situation inacceptable, à bien des égards, surle territoire de l’Union Européenne

L’UE a adopté des prescriptions techniques uniformes qui doivent être strictement respectées. Mais sur le marché de la partie périphérique de l’Union on trouvedela marchandise qui, vendue sous la même marque, est de qualité nettement inférieure. La situation est particulièrement déplorable dans les domaines alimentaire et pharmaceutique. L’interdiction de la discrimination est la substance du droit de l’UE. Néanmoins, les compagnies installées en UE ont recours aux travailleurs détachés venus des Etats de l’Est et les paient moins pour le même travail. Les salaires sont plus bas dans les pays de l’Europe de l’Est, les retraites et les épargnesaussi; mais on fait venir ces gens-là pour aider et sauver ceux qui sont plus nantis qu’eux. En général, en ce qui concerne la politique sociale de l’UE, le décalage entre pays est énorme, et l’UE ne fait rien, ou presque, pour y remédier.

 

Aperçu d’un package de solutions de rétablissementde l’unité et de consolidation de l’Union Européenne

Dans ce contexte le scénario de développement de l’UE, décrit dans le discours annuel du président de la Commission Européenne et symboliquement présenté comme étant le sixième, apparaît comme plus que significatif. L’ancien premier ministre du Luxembourg est réputé être un génie du compromis. Il arrive à trouver des issues à toute situation embarrassante. Entremise et conciliation, c’est son élément, sa marotte. Ce que propose Jean-Claude Juncker peut être perçu comme un change global et ambitieux, ou en argot diplomatique, comme « un package de solutions». Oui, vous avez raison, répond-il à l’élite politique de la Nouvelle Europe, l’Union Européenne est tenuederésoudre les problèmes que vous soumettez. La qualité uniforme des produits sera assurée dans toute l’Europe. Les organismes nationaux de contrôle auront à leur disposition tous les pouvoirs nécessaires. Il est grand temps de mettre un terme à cette triche avec les salaires humiliante pour l’Union et contraire à ses principes fondateurs.

Il est inconcevable d’avoir exigé des banques de respecter une discipline financière et de les avoir mises sous contrôle, mais ne pas l’avoir mise à exécution sur le marché du travail auquel s’applique l’une des quatre libertés du marché commun. On y remédiera. On créera à ces fins un organisme spécial dans la structure de l’UE, chargé d’assurer une libre circulation de la main-d’œuvre en conformité absolue avec les règles générales. On fera de la sorte à n’avoir guère de raisons de parler des travailleurs de second rang.

Le cas du dumping social est plus difficile à régler. Les systèmes nationaux de sécurité sociale seront différents encore très longtemps. Ces différences sont objectives. Cependant la dimension sociale de l’activité de l’UE devra obligatoirement être renforcée.

L’UE est ; sans doute, en mesure de parvenir à une conception harmonisée de la justice sociale et de la transposer dans une norme unifiée européenne. Ce sont les premiers pas que l’UE pourrait et devrait faire pour répondre aux attentes et aux souhaits légitimes de la Nouvelles Europe, mais non sans contrepartie. La Nouvelle Europe, comme tous ceux qui restent en dehors des projets essentiels d’intégration, devra y mettre du sien, faire sa part du chemin. L’UE est une alliance basée sur certaines valeurs dont l’attachement à la démocratie et la primauté du droit sont les plus importantes. En aucun cas l’UE ne peut déroger aux normes démocratiques communes pour l’Union.  De la même façon, les décisions prises conjointement, et à plus forte raison les décisions de la juridiction supérieure qu’est la Cour de justice de l’UE, doivent être respectées scrupuleusement. C’est un devoir impérieux de tous les Etats-membres.

Aucune dérogation ni exemptionn’est acceptable. Naturellement, personne n’est pointé du doigt dans le discours, mais les allusions sont plus que claires et compréhensibles.

En ce qui concerne l’universalisation de la participation dans certains projets européens d’intégration, les positions de départ sont les suivantes : la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie demeurent hors Schengen, mais se trouvent sur un axe stratégique. Afin de protéger la frontière commune de l’UE, Jean-Claude Juncker propose d’inclure la Bulgarie et la Roumanie dans l’espace Schengen, et ensuite la Croatie dès qu’elle remplira les conditions requises.

Mis à part la Grande-Bretagne, qui ne compte plus, il manque encore 8 pays à la zone euro. Mais pour que la monnaie unique soit un facteur d’union et non de division, il faut que cet espace inclue tous les Etats-membres.

Six d’entre eux sont liés par une obligation formelle d’y adhérer et en auront le droit quand les critères définis seront respectés. Ils auraient besoin  d’être aidés et soutenus techniquement comme financièrement, et à ces fins le président de la Commission Européenne a proposé de lancer un programme spécial d’assistance technique. La Commission Européenne est devenue expert enmatière d’exécution de ce genrede programmes, nécessaires aussi bien aux candidats à l’adhésion qu’à la zone euro elle-même. Puisque dès le départ il était prévu que l’euro « deviendra la monnaie unique de toute l’Union».

Idem pour la finalisation de l’Union bancaire. Il faut que les banques de toute la région européenne soient soumisesà des règles communes. Pour réduire les risques, et par la suite pour leur faire face conjointement, toutes les banques devraient être placées sous la surveillance d’un régulateur unique, ce qui stabiliserait le système financier dans son ensemble et limiterait les risques encourus.

L’assainissement du système financier ouvrirait la voie et garantirait l’accès à un schéma commun de garanties des dépôts. Alors le mécanisme européen de stabilisation pourrait être transformé en Fond monétaire performant qui remplirait les mêmes fonctions que le FMI, mais au niveau régional et avec plus d’efficacité.

Ainsi,selon Jean-Claude Juncker, on arriverait, grâce aux efforts communs, concessions et compromis conjugués à une ferme exigence, à résoudre les contradictions entre les Etats-membres, à consolider l’Union et lui apporter plus d’unité. L’étape suivante serait un avancement commun sur la voie de la consolidation de l’Union et du renforcement de l’intégration, sans personne à la traine ni outsiders, ce qui rendrait cette progression plus sûre et viable. De ce fait pour la zone euro on n’aurait besoin ni d’un ministre spécifique de l’économie et des finances, ni d’un Parlement Européen particulier, ni d’un budget. Alors on se demande de quoi aurait-on besoin ?

 

Retour à la politique traditionnelle du renforcement généralisé de l’intégration

La réponse est dans ce sous-titre. Les grandes orientations, définies par Jean-Claude Juncker, révèlent la solidité de l’échafaudage qu’il a prévu pour moderniser l’Union Européenne et finaliser sa construction. Nous avons déjà mentionné ci-dessus ses propositions de créer un Fond monétaire européen, une agence de cyber-sécurité, un organisme supranational de contrôle du respect de l’égalité des chances à l’embauche ; de renforcer les pouvoirs des gouvernements nationaux leur permettant de mettre un terme à la violation des normes de qualité ; d’avancer vers une politique sociale plus unifiée et de finaliser la construction de l’Union bancaire. Pour compléter ces propositions, le président de la CE s’est prononcé pour la création, apparemment aussitôt que possible, d’un poste de ministre de l’économie et des finances ayant rang d’adjoint du président de la Commission Européenne.

Il existe déjà au sein de la Commission un ministre qui dirige, avec succès, une entité européenne d’une importance comparable : le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Vraisemblablement, pour Jean-Claude Juncker le poste de ministre de l’économie apparaîtrait comme similaire. Initialement, le temps de démanteler la discordance entre la zone euros et l’Union Européenne, il s’occuperait de cette tâche en tant que ministre de l’économie et des finances de l’Eurogroupe.

Le soutien du processus de la mise en œuvre des réformes structurelles, le contrôle de l’exécution des programmes d’investissement et l’assistance, lors des crises, aux pays à l’économie faible relèveraient de sa responsabilité. Grâce à la compréhension mutuelle instaurée entre le Président français Emmanuel Macron et la Chancelière allemande Angela Merkel, le besoin de la zone euros d’un tel ministre est devenu manifeste. Donc il faut s’attendre à sonproche avènement.

D’autres idées de Jean-Claude Juncker relatives au renforcement institutionnel de l’UE ont une consonance beaucoup plus avant-gardiste. Dans son discours du 13 septembre au Parlement Européen il a appelé à la fusion des postes de président de la Commission Européenne et celui du Conseil Européen et à la concentration de leurs pouvoirs en une seule main. Vu son expérience, il sait très bien de quoi il parle. L’existence de deux postes concurrentiels au sein de la direction de l’UE complique, bien évidemment, le fonctionnement de l’Union. Quels que soient les hommes politiques qui occupent ces postes, ils n’auraient pas facile de se mettre d’accord entre eux. Qu’ils le veuillent ou non, ils ne peuvent pas échapper à une épreuve de force.

D’autre part, la fusion de ces postes est susceptible de redistribution du pouvoir entre les chefs d’Etats et de gouvernements européens, d’un côté, et le nouveau chef du pouvoir exécutif de l’Union, de l’autre côté.

Dans ce cas, le président du Conseil Européen (dont la fonction reste pour l’instant purement nominale), qui a pour mission de trouver des solutions de compromis et de faire coordonnerles positions des Etats-membres, pourrait s’appuyer sur les immenses ressources de l’appareil, dont dispose le président de la Commission Européenne, et mettre à profit la liberté de manœuvre qui lui est reconnue. Les élites nationales politiques et commerciales ne sont probablement pas prêtes à un tel transfert du pouvoir du niveau intergouvernemental vers le niveau supranational. Dans l’optique actuelle, les idées de fusion des postes revêtent un caractère révolutionnaire, c’est un élan pour l’avenir.Mais dans le contexte politique de l’UE, le fait que ces idées soient rendues publiques est très significatif. Jean-Claude Juncker a aussi proposé de faire un bond en avant substantiel dans l’élaboration et l’adoption d’une nouvelle législation de l’UE qui amènera l’Union à un niveau d’intégration beaucoup plus élevé, tous azimuts.

En parlant des nouvelles avancées dans le domaine de l’évolution du marché interne de l’UE vers un véritable marché uni, le président de la Commission a appelé à briser les tabous au sujet des initiatives normatives  globalisées de l’UE dans le domaine de la taxation. Pour l’instant, la plupart des pays, qui prospèrent grâce au dumping fiscal, refusent catégoriquement de se séparer de leurs avantages acquis. Concrètement, le président de la Commission Européenne a évoqué  la possibilité d’instaurer un même taux d’imposition sur les sociétés et une TVA identique dans toute l’UE; il a proposé d’envisager un système d’impôts unique et  équitable dans le domaine de l’économie numérique, ainsi que d’instaurer une taxe uniforme sur les transactions financières.

D’après son projet, ce serait faisable, si on passait de l’unanimité à une prise de décisions par majorité qualifiée, sans pour autant toucher aux actes constitutifs, c’est-à-dire en contournant une procédure extrêmement complexe et fastidieuse de modifications et amendements. Cette possibilité est déjà définie par le Traité de Lisbonne. Pour profiter des flexibilités qui y sont prévues, une décision unanime du Conseil Européen serait suffisante. Dans le domaine de la politique extérieure, Jean-Claude Juncker a proposé d’envisager les domaines où l’UE pourrait aussi passer d’un vote à l’unanimité à une prise de décisions par majorité. Ce serait un pas extrêmement important, même révolutionnaire, sur la voie vers l’institutionnalisation de l’Union Politique. Ensuite, à moyen terme, l’UE inclurait en son sein tous les pays des Balkans, et vers les années 2025 finaliserait la création de l’Union de défense commune.

Le président de la Commission Européenne a esquissé la possibilité de booster l’intégration dans le domaine des affaires intérieures. Parmi les mesures envisageables il a cité : une mise à la disposition de l’UE des moyens de collaboration dans la lutte contre les menaces terroristes transfrontalières ; la mise en place d’un régime de transfert automatique, du Service de renseignement de l’UE vers les services secrets nationaux et la police, des renseignements sur les terroristes et les combattants internationaux ; une habilitation des structures du Parquet Général de l’UE à engager des poursuites pénales dans le cas de crimes transfrontaliers à caractère terroriste. En même temps, tout en dressant un programme échelonné de la poursuite de la miseen commun de la souveraineté des Etats-membres, Jean-Claude Juncker a suggéré une sorte d’échange : en substance, l’UE continuerait d’avancer rapidement sur la voie de l’approfondissement de l’intégration ; mais parallèlement, elle renverrait au niveau national les pouvoirs superflus qui lui ont été confiés ou qu’elle s’est appropriés. Par ailleurs, l’Union abandonnerait les sujets mineurs et cesserait l’interventionnisme dans les affaires des Etats-nations pour se concentrer sur la réalisation des projets et initiatives réellement pertinents et de grande envergure. Pour que les garanties de la réciprocité des mesures ne soient pas perçues comme des promesses creuses, le président de la Commission Européenne a déclaré qu’il convoquera dans l’immédiat un groupe de travail chargé d’élaborer des propositions concernant le renvoi de certaines prérogatives de l’UE au niveau national. Ce groupe comprendra assurément, entre autres intervenants, des députés du Parlement Européen et des parlements nationaux des Etats-membres. Par conséquent, il est exclu que ce groupe puisse servir d’écran de fumée ou de manœuvre de diversion. De cette façon, Jean-Claude Juncker a encore une fois formé un lot — « un package » — de nature à satisfaire leseuro-enthousiastes comme les eurosceptiques.

Ainsi, il a essayé de couper l’herbe sous le pied de ceux qui prônent un avancement à tout prix au mépris de la résistance des retardataires et des outsiders qui n’y sont pas prêts, comme de ceux qui considèrent que l’UE prend trop sur elle et qu’il est temps de rendre plus d’indépendance aux Etats-membres dans la prise en main deleur sort.

 

Relation avec une nouvelle répartition des forces au sein de l’UE

Apparemment, l’exposé court, dense et énergique du président de la Commission Européenne contient tout ce qu’il faut, ou presque. Il ne manque qu’une explication claire du motif pour lequel les Etats-membres et leurs élites politiques et commerciales changeraient d’un coup leur attitude envers les perspectives du projet européen d’intégration et soutiendraient ses visées ambitieuses. Hier encore, ils s’y opposaient, ils n’y étaient pas prêts, flirtaient avec les idées de l’intégration différenciée ; pourquoi aujourd’hui laisseraient-ils de côté leurs doutes et dissensions et se précipiteraient, avec reconnaissance, à agir correctement, de manière rationnelle, en respectant le principe de la primauté de l’intérêt général  sur l’intérêt privé ?

Il semblerait que Jean-Claude Juncker soit le premier des leaders européens à inviter tous les autres à prendre conscience de la nouvelle réalité qui se forme en UE suite au Brexit, le premier à soumettre à l’examen du public européen des approches en rapport avec cette réalité, les approches qui sont en parfaite conformité avec elle. Le fait que la Grande Bretagne avait son avis particulier sur chaque point de l’ordre du jour de l’UE, n’était pas un problème ; qu’elle préconisait le démontage de tout ce qui pendant des années a été apporté au marché commun, ou l’a complété, n’était pas un problème non plus.

Ni même le fait que la Grande-Bretagne s’opposait, sans aucune complaisance, à un plus grand rapprochement, sur certains axes, entre les Etats-membres, qu’elle s’opposait au transfert d’un nombre croissant de pouvoirs au niveau supranational, sans quoi il était absolument impossible de renforcer l’intégration de l’UE ni de compléter sa construction par de nouvelles dimensions. C’est que la Grande -Bretagne représentait au sein de l’UE un centre de forces puissant. Elle était un leader suivi par plusieurs membres, notamment par la Nouvelle Europe, un pondérateur, sur un certain nombre de points,face à l’Allemagne, à la Franceet au tandem franco-allemand, elle était un exemple à suivre. L’UE ne pouvait pas  ignorer la position de ce Pays en raison de son poids et de son autorité (une des plus grandes puissances économiques à évolution dynamique, partenaire stratégique principal des USA, puissance nucléaire, membre du Conseil de sécurité de l’ONU, gardien du Commonwealth Britannique, stratège diplomatique émérite reconnu dans tous les Pays du monde).

L’intégration au sein de l’UE prenait un caractère désaxé et à vitesses multiples uniquement  en raison de l’élément britannique. Le fait que certains pays nordiques ne fassent pas partie de la zone euro n’est pas crucial pour l’UE, puisque ces pays sont constants et ne menacent pas la stabilité économique. Le fait que six pays de l’Europe de l’Est et du Sud-Est n’en font pas partie, indiffère l’Union, ou en tout cas ne la dérange pas outre mesure. On peut toujours faire pression sur ces Pays en leur rappelant les engagements inconditionnels qu’ils ont « endossés » en adhérant à l’UE. Il n’y avait que la Grande-Bretagne pour lancer un vrai défi à la zone euro. Londres s’opposait à l’acceptation de l’euro en tant que monnaie unique de l’UE, menait la fronde, « couvrait » tous les « indolents » et « outsiders », leur offrait un prétexte à ne pas précipiter leur entrée dans la zone euro, ou à l’esquiver. C’est fini maintenant, ce facteur n’agit plus.

En ce qui concerne Schengen, la coopération dans le cadre de l’Espace européen de liberté,  de sécurité et de justice, la politique extérieure commune et la politique de sécurité, la Grande Bretagne « désagrégeait » l’UE en ceux qui forment un noyau et ceux qui empêchent ce noyau d’engloutir les autres, de les rappeler à l’ordre, de les faire flancher, de les contraindre ou de les soudoyer (c’est à ça que sont destinés une assistance technique et un financement supplémentaire ayant pour but de préparer ces pays à l’adhésion à la zone euro).

La sortie de la Grande-Bretagne de l’UE change tout, absolument tout. L’intégration différenciée devient inutile, c’est du passé. Les leaders des Etats-membres, principaux ou périphériques, n’en ont encore pas pris conscience, ni ne l’ont encore compris. Le discours annuel les encourage à repenser les valeurs, leur pose des questions à savoir à quoi au juste servirait cette intégration différenciée ? quels problèmes est-elleappelée à résoudre ? vers qui est-elle orientée? Ces questions sous-entendent une réponse : la situation au sein de l’UE a considérablement changé.

L’intégration différenciée ne sert plus à rien. Toutes les tâches qui incombent à l’UE seront plus faciles à résoudre par le biais de cohésion, de consolidation et de respect des règles générales. Mais, bien évidemment, en tenant compte de tous les intérêts, des griefs réciproques et des contre-revendications. C’est ça la raison d’être du «package de solutions » proposé par Jean-Claude Juncker.

 

Crainte de l’horizon assombri par des nuages qui sont loin d’être roses

Si on suivait la logique du raisonnement du président de la Commission Européenne, le package de solutions qu’il propose serait une option optimale. Il suffirait que l’UE et ses Etats-membres l’acceptent et entreprennent sa mise en œuvre pour que tout marche comme sur des roulettes. Lorsque arrivera le moment de la sortie du Royaume-Uni de l’UE, les Etats-membres auront repris vigueur, seront devenus forts, prospères, pleins d’énergie vitale, prêts à relever de nouveaux défis. Quelle image idyllique ! On a envie de pleurer de joie !

Mais pourtant un petit nuage d’orage se profile à l’horizon. Jean-Claude Juncker souligne avec une insistance suspecte qu’il faut agir vite, que la « fenêtre d’opportunité » pourrait se refermer. Quelle en est la raison ? Le président de la Commission Européenne sait-il quelque chose que personne ne soupçonne ?Peut-être, que dans le monde des affaires (avec lequel il s’est étroitement lié pendant les 18 années passées à la tête du gouvernement du Luxembourg) n’estqu’un secret de Polichinelle,  puisque tout ce milieu subodore qu’une nouvelle crise financière et économique globale puisse éclater à tout moment, d’autant plus que les risques géopolitiques vont en croissant. A ce moment-là, on n’aura pas le cœur à faire de doux projets. Il est difficile de trancher. Le quotidien « Financial Time », ce porte-parole du monde des affaires, nous donne des indices, semble-t-il. Ses journalistes ne cessent de nous alarmer : la crise en question peut éclater à tout moment, et elle sera encore plus destructrice que la précédente [16].

Il serait dommage que leurs prévisions alarmistes se réalisent. En règle générale, ils savent sur quoi ils écrivent, et n’ont pas la prétention de jouer les Cassandre.

On pourrait aussi supposer que Jean-Claude Juncker prévoit que les résultats des élections au Bundestag feront de nouveau sombrer l’UE dans une situation d’incertitude [17 ; 18 ; 19 ; 20 ; 21 ; 22]. Dans la société allemande, le consensus plus ou moins stable est disloqué. Les résultats du vote dans les Länder Est et Ouest, des jeunes et des aînés diffèrent trop. Les partis politiques classiques ont perdu 14% (!) de voix. Les socio-démocrates ont essuyé une défaite cuisante et se sont retrouvés dans l’opposition.  « Alternative pour l’Allemagne » a fait une irruption massive dans le Parlement. Le Bundestag est atomisé. Les contours de la coalition au pouvoir sont aisément prévisibles, de l’avis général, elle serait faible, hétéroclite, instable, composée de mouvements politiques trop divergents ; par nécessité, elle s’occupera d’abord des problèmes internes.

Le gouvernement sera-t-il à même de mener une politique intelligible, audacieuse, axée vers l’avenir ? C’est une grande question. Sera-t-il en mesure d’assumer au sein de l’UE le leadership inconditionnel et efficace dans cette période difficile pour lui ? C’en est une autre. Or, le président de la Commission Européenne espère que l’Allemagne sera le promoteur de ses idées. Certains grands hommes politiques allemands, comme Wolfgang Schäuble, ministre des finances de l’ancien gouvernement, ont déjà souscrits à ces idées [4]. La vieille-nouvelle chancelière allemande Angela Merkel est même allée jusqu’à déclarer que « le discours de M. Macron, comme le discours du président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker, aura une influence positive sur l’avenir de l’UE » [23].

Le président de la Commission Européenne Intègre-t-il déjà les difficultés que le jeune et charismatique président français Emmanuel Macron rencontrera, ou plutôt a déjà rencontrées ?

Les Français, désenchantés de l’establishment politique qui trompait leurs attentes d’année en année, ont placé en lui leurs espoirs fervents. Il a trop promis à la population. Mais  mettre en paroles l’image d’un avenir heureux et mettre les idées en œuvre, ce sont deux choses ostensiblement différentes. Les réformes qu’il a conçues et qui auraient été soutenuespar  son électorat, commencent à susciter des protestations virulentes, à faire baisser sa côte de popularité, à affaiblir ses positions.

Lorsqu’à l’intérieur du Pays le soutien politique du leader mollit, sur la scène internationale on commence alors à l’écouter avec scepticisme. Pourtant le tandem franco-allemand depuis toujours servait de moteur à l’intégration européenne. L’UE n’arrivera à rien sans son esprit d’initiative ni son esprit d’équipe. Lors de son discours à la Sorbonne ce 26 septembre, le Président de la France a proposé à la jeunesse du continent une vision de l’UE non moins ambitieuse que celle du président de la Commission Européenne.

Les experts ont dénombré dans son discours au moins une dizaine d’initiatives d’envergure [24]. Il s’est prononcé, entre autre, pour une prompte convergence des régimes fiscaux et sociaux, pour la création d’un véritable office européen de l’asile, pour l’adoption d’une stratégie commune et l’établissement d’un budget commun de la défense, il a proposé de doter l’Europe d’une force commune d’intervention etc. [24 ; 25 ; 26]. En réaction à ses initiatives Angela Merkel a noté qu’il existe « un degré élevé de similitude entre le projet de l’Allemagne et celui de la France relatifs à l’avenir de l’UE » [23].

 

Le président de la Commission Européenne a-t-il peur d’une subite détérioration de la situation internationale, ce qui n’est pas sans affecter, de manière la plus négative, les activités de l’UE ? L’îlot européen de prospérité relative est entouré par un croissant de guerres, de conflits, d’instabilité politique comme économique. Ils représentent un pistolet appuyé sur sa tempe.

Les Pays forts le sont parce qu’ils visent la continuité dans l’exécution de la politique intérieure et extérieure. Pour Berlin et pour Paris, comme pour le tandem franco-allemand, le projet européen était et demeurera la priorité. La détérioration de la situation internationale est une épée à double tranchant. Cette détérioration encourage l’UE à consolider l’unité et l’autonomie dans les affaires internationales plutôt que lui compliquer la vie.

Ou alors, Jean-Claude Juncker insinuerait que l’UE devrait se dépêcher puisqu’un chef de la Commission Européenne aussi exceptionnel que lui ne restera pas au pouvoir éternellement : il est déjà à la moitié de  son mandat. Mais laissons cette supposition taquine à ses détracteurs. Des hommes politiques et des commentateurs désireux de le discréditer et de bafouer ce qu’il fait et ce qu’il dit, il y en a treize à la douzaine même au sein de l’UE *2.

Probablement, Jean-Claude Juncker aurait autre chose à l’esprit. Deux mois après la sortie formelle de la Grande-Bretagne de l’Europe, en mai 2019 auront lieu les prochaines élections au Parlement Européen. Les leaders de l’UE et des principaux partis politiques européens doivent arriver à cette échéance avec des états de service irréprochables.

*2 Voici comment l’un d’eux, à la plume satyrique, réécrit son discours : « Chers amis ! La plupart de nous, moi comme vous, avons foi en la pertinence et en la portée de ce que nous faisons ici tous ensemble.  C’est pour cette raison que j’accepte avec gratitude cette occasion de prendre la parole devant vous en ce lieu, et non ailleurs. Je suis dans un état d’esprit enjoué, puisque les choses ne peuvent pas empirer plus qu’en 2016… » [27].

© Mark ENTINE,
professeur de l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou (MGIMO)
auprès du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie,
professeur-chercheur de l’Université fédérale balte Emmanuel Kant

Ekaterina ENTINA,
Maître de conférences de l’Université nationale de recherche
«Ecole des hautes études en sciences économiques» (Russie)

 

Références :

  1. President Jean-Claude Juncker’s State of the Union Address 2017. European Commission – Speech. Brussels, 13 September 2017. Available at http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-17-3165_en.htm (Accessed 02.10.2017)
  2. Boffey, Daniel. Juncker says EU will ‘move on’ from Brexit in state of union speech. European commission president says UK departure is tragic but isn’t everything, and eyes expansion of eurozone and Schengen. The Guardian, September 13, 2017. Available at https://www.theguardian.com/politics/2017/sep/13/jean-claude-juncker-plays-down-brexit-in-eu-state-of-union-speech (Accessed 02.10.2017)
  3. Crisp, James. Jean-Claude Juncker unveils vision for bigger, more powerful EU and warns Britain will ‘regret’ Brexit. The Telegraph, September 13, 2017. Available at http://www.telegraph.co.uk/news/2017/09/13/jean-claude-junker-claims-uk-will-regret-brexit-vows-create/ (Accessed 02.10.2017)
  4. Zalan, Eszter. EU countries cool on Juncker’s ideas. EU Observer, September 14, 2017. Available at https://euobserver.com/political/139014 (Accessed 02.10.2017)
  5. Projet de réforme de l’Union Européenne de Jean-Claude Juncker : entre ambitions et réalité.ru, 18.09.2017. Available at https://eadaily.com/ru/news/2017/09/18/proekt-yunkera-po-reformirovaniyu-evrosoyuza-mezhdu-ambiciyami-i-realiyami (Accessed 02.10.2017).
  6. Pudovkin Yevgeny. L’Union Européenne ne veut pas changer selon le plan de Jean-Claude Juncker. Les propositions du président de la Commission Européenne sont considérées comme irréalistes et trop ambitieuses. Nezavissimaïa Gazeta (Journal Indépendant). Dipcourrier (Courrier diplomatique)09.2017. Available at http://www.ng.ru/world/2017-09-15/6_7074_unker.html (Accessed 02.10.2017)
  7. Pudovkin Yevgeny. Jean-Claude Juncker est appelé à réfréner ses ambitions. Les propositions du président de la Commission Européenne de renforcer l’intégration de l’UE sont considérées comme irréalistes. Nezavissimaïa Gazeta (Journal Indépendant), le 16 septembre 2017, p.6.
  8. Pudovkin Yevgeny. Jean-Claude Juncker s’est prononcé contre « l’Europe à deux vitesses ». président de la Commission Européenne a appelé les Etats-membres à renforcer l’intégration. Nezavissimaïa Gazeta (Journal Indépendant), le 14 septembre 2017, p.7.
  9. Stepanov Georgy. « L’Europe a de nouveau le vent en poupe ». Jean-Claude Juncker se prépare à relancer le projet européen. Коммерсант.ru, 13.09.2017. Available at https://www.kommersant.ru/doc/3409773 (accessed 02.10.2017).
  10. Rahr, Alexander. Historic Speech of Jean-Claude Juncker: Feebleness of the EU. Valdai Discussion Club, 14.09.2017. Available at http://valdaiclub.com/a/highlights/historic-speech-juncker/ (Accessed 02.10.2017)
  11. May’s Italian overture deserves a fair hearing. Editorial. Financial Times, September 23-24, 2017. P.8.
  12. Parker, George; Barker, Alex. May’s emollient tone accompanies clear evolution of Brexit stance in several areas. UK premier tailored her Florence speech for EU ears while aiming to keep hardline Brexiters on board. Financial Times, September 23-24, 2017. P.3.
  13. Parker, George; Barker, Alex; Wright, Robert. May’s speech wins guarded EU welcome. FinancialTimes, September 23-24, 2017. P.1.
  14. Masterov Valery. Bruxelles a lancé la deuxième phase de la procédure de sanction contre Varsovie. Pour le Vieux Continent, la Pologne devient un problème plus important que le Brexit. Nezavissimaïa Gazeta (Journal Indépendant), le 14 septembre 2017, p.7.
  15. Keohane, David; Murray, John. Investors bet on revived eurozone. Financial Times, September 23-24, 2017. P.13.
  16. Authers, John. The next crisis is coming and investors need to prepare. FinancialTimes, September 23-24, 2017. P.18.
  17. Paniev Yuri. Le paysage politique a changé en Allemagne. Angela Merkel a remporté une victoire dangereuse. Nezavissimaïa Gazeta (Journal Indépendant), le 09.2017. Available at http://www.ng.ru/world/2017-09-26/8_7081_frg.html (Accessed 02.10.2017)
  18. Oh là là, les Allemand ! La réaction internationale de Washington, Moscou, Pékin, Paris, Athènes, Kiev, Londres, Varsovie et Rome aux élections au Bundestag. IPG, Politique internationale et la société, le 29.09.2017. Available at http://www.ipg-journal.io/regiony/mir/statja/show/oh-la-la-nemcy-362/ (Accessed 02.10.2017)
  19. Buck, Tobias. Discontent from Germany’s eastern states boosts AfD. The electoral success of the rightwing party has exposed the widening gulf between the west and east of the country. Financial Times, September 29, 2017. Available at https://www.ft.com/content/758344d0-a4fa-11e7-9e4f-7f5e6a7c98a2 (Accessed 02.10.2017)
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  22. Wolff, Guntram. A Jamaican Germany is good for Europe. It could bring big changes to domestic policy to support growth and investment. Financial Times, September 29, 2017. Available at https://www.ft.com/content/8494a5e4-a451-11e7-8d56-98a09be71849 (Accessed 02.10.2017)
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  26. Berretta, Emmanuel. Les 20 propositions ambitieuses de Macron aux Européens. À la Sorbonne, Emmanuel Macron a dévoilé ce qu’il attend de ses partenaires européens : une Europe qui achève de construire sa souveraineté. Ambitieux. Le Point, 27.09.2017. Available at http://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/les-20-propositions-ambitieuses-de-macron-aux-europeens-26-09-2017-2160083_1897.php# (Accessed 02.10.2017)
  27. Katsioulis Christos. Sur l’état réel de l’Union Européenne. Brouillon du discours de Jean-Claude Juncker, résumé et commenté. IPG, Politique internationale et la société, le 20.09.2017. Available at http://www.ipg-journal.io/rubriki/evropeiskaja-integracija/statja/show/o-realnom-sostojanii-evropeiskogo-sojuza-356/?type=98&cHash=587a8ecf8e1d89bbc7cffd9294c991f8 (Accessed 02.10.2017)