Главная > Дневник событий > Политика > Une parité dans les relations entre la Russie et l’union Europeenne est-elle possible ?

Une parité dans les relations entre la Russie et l’union Europeenne est-elle possible ?

image_pdfimage_print

On aurait voulu mettre en titre une affirmation positive, mais on a préféré une interrogation. La raison de ce choix est évidente. Quand différents acteurs mondiaux, diverses forces (même divers clans) politiques cherchent une réponse à cette question, elles sont éloquemment disparates. Essayons donc d’y voir plus clair, faisons-le calmement, d’une façon réfléchie, sans exagération, en essayant d’analyser le problème sous un angle un peu différent, ainsi que sous un angle significativement différent.

Возможно ли равноправие в отношениях между Россией и Европейским Союзом?

 

Approche judiciarisée et/ou moralisatrice

Le fait qu’une question est instamment soulevée dans la politique dite appliquée, le fait qu’une question provoque autour d’elle énormément de spéculations et de clivages, ce fait-là ne lui procure pas une légitimité. Analysée du point de vue du droit international contemporain, cette question est absolument incorrecte sous tous ses aspects.

Le principe d’égalité souveraine des Etats constitue l’alpha et l’oméga du droit international. Ce principe est mis en exergue dans les tout premiers articles fondamentaux de la Charte Nations Unies, dans tous les documents juridiques internationaux qui développent ces articles de la Charte. Et c’est un aspect crucial.

Tous les membres de l’ONU, tous les Etats ont reconnu ce principe en tant que « fil conducteur » en tant que norme non seulement obligatoire, mais prépondérante, majeure et péremptoire. Par conséquent, les actions concrètes d’un Etat, et de toutes les entités juridiques en général, ainsi que tous les accords internationaux multi- ou bilatéraux de toute nature doivent se conformer à ce principe.

En cas de conflit (contradiction), ces accords peuvent être reconnus nuls et non avenus, ce qui veut dire que dès le début, ou à partir du moment où ils ont été reconnus illégaux, ces accords ne généreront pas de conséquences juridiques, d’où découle l’exigence de rétablir la situation dans son état d’origine et/ou compenser les dommages causés.

L’égalité souveraine constitue la base de la conscience juridique contemporaine. Peu importe qu’elle soit moderniste, poste-moderniste, classique ou conservatrice. La conscience juridique est le socle de l’ordre mondial, de l’organisation juridique et politique du monde. Nous tous avons convenu que le monde est fait de cette façon-là, et pas d’une autre.

Tout le monde est donc tenu de sauvegarder et de défendre cet ordre mondial, de s’y conformer rigoureusement ; on est tenu de s’abstenir de dictat, de violence, d'ingérence dans les affaires d’autrui, de s’abstenir d’imposer aux autres notre mode de vie, nos standards, nos approches.

En d’autres termes, les Etats, ainsi que les entités qu’ils soutiennent, ont l'obligation de s’abstenir d’utiliser la différence de niveau de richesse, de force, de situation économique, en un mot d’utiliser leurs capacités pour promouvoir leurs intérêts unilatéraux. Tous sont tenus de mettre en place les conditions pour que l’égalité souveraine des Etats puisse être pleinement réalisée, pour que toutes les cultures soient respectées, comme l’affirme la Déclaration du Millénaire de l’Assemblée Générale de l’ONU. Pour que toutes les cultures aient la possibilité d’apporter leur contribution originale et indépendante dans la coopération et le développement mondial, dans le patrimoine commun de l’humanité.

Choisir sa ligne de conduite sur la scène internationale en stricte conformité avec le principe de l’égalité souveraine – c’est juste et éthique, c’est conforme aux exigences de gestion responsable des affaires et aux suprêmes impératifs moraux. Il est amoral, et même, sous certaines conditions, criminel d’agir autrement.

 

Verser un « bassin de guerre froide » sur la tête des idéalistes

Ayant pris connaissance du chapitre précédent, les cyniques en politique extérieure, qui sont en même temps des pragmatiques ou des réalistes politiques, diront que tout ceci n’est que du bla-bla qui n’a rien à voir avec la réalité sévère et les règles dominantes du jeu sur la scène internationale, où l’égalité souveraine n’est qu’une fiction. Il existe des acteurs de la politique, comme il existe ceux qui ne sont que son objet. Il y a ceux qui déterminent tout, qui «mènent le bal», et tous les autres; ceux qui jouent le rôle principal et ceux qui sont en arrière-plan ou même restent dans l’ombre.

Tout dépend de la capacité cumulée des acteurs et de leur influence – d’un bouquet composé d’une force dure (militaire), d’une force économique et d’une force normative (douce). Les « contes de fée », on les laisse aux astrologues, aux jeunes filles nobles et à ceux « qui étudient le droit international au lieu d’apprendre à manier une kalachnikov », comme le raconte une blague sur la différence entre les optimistes et les pessimistes.

Il est évident que le système actuel des relations internationales est entièrement imprégné d'inégalités. Ce système inclut des Etats minuscules, petits, moyens et grands, ainsi que des grandes puissances et des superpuissances ; l’Union Soviétique faisait partie de ces dernières; néanmoins des superpuissances, il n’en reste plus beaucoup – les USA, la Chine et l’Union Européenne, et il n’y a que les USA qui répondent encore à tous les critères d’une superpuissance.

La Russie n’en fait pas partie. Elle n’a pas assez de ressources pour imposer sa volonté ni au niveau mondial, ni pour une longue période. Les ressources dont elle dispose sont insuffisantes pour le faire, et qui plus est, tendent à s’amenuiser, d’après les évaluations prédominantes.

La situation des autres pôles de puissance est fort différente. Ils rencontrent des difficultés, subissent des crises, mais grâce à leur potentiel cumulé, gardent quand même leur position.

En pratique, l’appartenance à tel ou tel groupe d’Etats est décisive, elle détermine le degré de participation dans les affaires internationales. Les Etats peuvent passer d’une catégorie à l’autre, former des alliances ou des groupements d’intérêts, peuvent remporter d’importantes victoires tactiques dans certains domaines et promouvoir efficacement leurs intérêts.

Mais ceci n’a aucun impact sur la situation générale, quels que soient les efforts entrepris par un Etat ou un autre, ou par une union d'Etats. Telles sont les réalités internationales. C’est comme ça, c’était comme ça et ce sera comme ça.

Malgré l’affirmation des idéalistes du droit international et de la politique mondiale, la différence de statut et de poids sur la scène internationale est pérennisée dans le droit international lui-même, en commençant par la Charte des Nations Unies, l’Acte primordial, une sorte de Constitution régissant le comportement des Etats.

Cette Charte fait la distinction entre les Etats-membres permanents du Conseils de Sécurité, c’est-à-dire ceux à qui on a attribué un rôle particulier dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale, et les autres. Cette distinction n’est pas sans raisons : les cinq membres permanents accumulent la part du lion des dépenses mondiales d’armement, et ce taux les fait émerger de l’ordinaire.

Ce sont les USA qui devancent tout le monde. Selon les données de 2015, le budget purement militaire du Pentagone et de ses structures connexes s’élève à $596 milliards. Ici on parle de prévisions budgétaires, et non de frais réels. Ensuite vient la Chine, qui a sérieusement réduit l’écart durant ces dernières années. Le budget militaire de l’Empire Céleste est de $215 milliards. Et si on tenait compte du coût de production beaucoup moins élevé et d'un retour sur investissement plus efficace dans l’infrastructure militaire, cet écart apparaît encore plus réduit. En queue de peloton se trouvent la Russie ($66.4 milliards), la Grande Bretagne ($55.5 milliards) et la France  ($50.9 milliards). Il n’y a que le budget de l’Arabie Saoudite qui est plus important que les leurs : $87.2 milliards.

Quant au statut des Etats, les différences sont frappantes : il n’y a que les « cinq » qui ont un droit de véto. Il n’y a qu’eux qui peuvent bloquer, ou au contraire débloquer, les initiatives et l’activité du Conseil de sécurité dans certains domaines. Ce sont ces pays qui se trouvent souvent impliqués dans la préparation (menée en coulisses) des décisions prises par le Conseil de sécurité. Il n’y a qu’eux qui y siège sans pause ni interruption, les autres doivent attendre pendant des années avant de faire partie des 15 « habitants des cieux » dont dépendent les questions de guerre et de paix, de règlement des conflits internationaux, y compris les plus graves, de recours à la force sous divers prétextes, prévus  et définis par la Charte des Nations Unies et le droit international en vigueur.

Un autre acte international fondamental, dont le respect détermine l’ordre mondial de nos jours, c’est le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Lui aussi valide, mais d’une façon encore plus dure et sans ambigüité, la division de tous les pays en deux catégories : ceux qui ont le droit de posséder une arme nucléaire et ceux qui n’y sont pas autorisé ; ceux qui sont obligés de soumettre tous leurs programmes et installations nucléaires au contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique et ceux qui en sont dispensés ; ceux qui peuvent et qui ont le droit de contraindre les autres à l’exécution des dispositions du Traité et ceux qui sont obligés de s’exécuter, comme c’est le cas dans le règlement du dossier nucléaire iranien.

Dans les institutions financières internationales onusiennes la formule communément admise « un Etat = une voix » n’est même pas applicable. Elle est remplacée par un vote pondéré, quand l’importance d’une voix est déterminée au prorata d’une cotisation. Jusqu’à il y a peu le vote pondéré était utilisé dans l’Union Européenne sous sa forme pure. Maintenant son utilisation est quelque peu adoucie, mais les grands Etats se trouvent néanmoins en position privilégiée lors d’une prise de décisions.

Même au sein d’une organisation aussi démocratique qu’est le Conseil de l’Europe, il existe un groupe de grands Etats ayant des  droits plus importants que les autres. Ce groupe est conçu d’une façon assez particulière : les cinq plus gros payeurs, à la différence de tous les autres, ont partagé en parts égales leur contribution cumulée dans le budget du Conseil. En contrepartie, leur poids dans les décisions politiques, leur représentativité dans le Secrétariat Général et leur influence lors de l’élaboration du budget du Conseil etc. sont aussi particuliers.

 

Refus entêté de l’UE de traiter la Russie comme un partenaire égal et la justification de ce refus

Officiellement, l’UE et ses Etats-membres n’ont jamais remis en cause les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies et du droit international contemporain relatifs à l’égalité souveraine des Etats, sans quoi ils n’auraient jamais pu s’attendre à fonder des relations normales avec le monde extérieur. Ils n’ont jamais eu recours aux arguments ci-dessus, en les considérant, pour plusieurs raisons, comme défavorables ou superflus.

Pour quoi faire, quand, à leur avis, il existe des choses évidentes, ne nécessitant pas de preuves ? En voici quelques exemples, qui sont perçus par l’UE et ses Etats-membres même pas comme un axiome, mais comme quelque chose qui va de soi, quelque chose d’inconditionnel. Bref, une vérité absolue. L’inconsistance de cette approche sera analysée dans le chapitre suivant.

L’UE assure quasiment un quart du PIB mondial. Par rapport à elle la Russie avec ses 2% du PIB mondial n’est qu’un «nain économique».

L’UE est la «nation» commerciale la plus importante au monde. Elle fournit sur le marché mondial la partie substantielle des produits de haute technologie et des services de haute qualité. La part de la Russie dans la division internationale du travail est minime : outre les matières premières, elle n’a pas grand chose à offrir au marché mondial.

Avec les USA et le Japon, l’Union Européenne contrôle le système financier mondial. En rajoutant tout récemment le yuan à d’autres grandes monnaies de réserve, les USA, le Japon et l’UE ont coopté la Chine dans leurs rangs. La Russie ne joue presque aucun rôle indépendant dans le fonctionnement du système financier mondial, elle n’est que son net-consommateur. Et pourtant, comme le disaient les Rothschild, celui qui contrôle l’argent, contrôle tout.

La situation est identique dans les domaines des technologies modernes, des innovations et de propriété intellectuelle. Les pays cités cumulent à eux seuls près de 90% des richesses intellectuelles de la planète. A cet égard, la Russie n’est pas parmi les tout premiers non plus. Par ailleurs, elle est fort dépendante des technologies occidentales et de l’accès aux marchés financiers.

C’est pourquoi la Russie n’a ni potentiel, ni ressources (financières, industrielles, technologiques, humaines, n’importe lesquelles) en suffisance pour concurrencer l’UE, et ce dans aucun des domaines : ni en ce qui concerne l’aménagement économique, politique ou social de notre continent, ni pour prôner ni ambitionner une voie de développement alternative, ni pour gagner à sa cause d’autres Etats.

Les autres pays comprennent parfaitement que le standard associé à l’UE est beaucoup plus attractif. Même actuellement, quand l’UE a les mains liées par la nécessité de surmonter les crises qui l'affectent, Bruxelles peut proposer aux autres plus que ne le ferait la Russie.

Pour foncer ou jouer son va-tout, la Russie n’a pas non plus de ressources; il ne s’agit pas d’un effort à brève échéance, mais d’une perspective à long terme.

Historiquement, la Russie a perdu la bataille d’influence, elle a essuyé une défaite dans la Guerre Froide. Le camp socialiste s’est disloqué ; l’URSS n’existe plus. Désormais la Russie n’a plus, et n’aura plus jamais, d’avantages compétitifs. Un projet géopolitique indépendant digne de son ancienne grandeur n’est plus à sa portée.

Elle a accepté la priorité des valeurs promues et défendues par l’UE et ses Etats-membres. Ils ont réussi haut la main en mettant ces valeurs en œuvre, leur leadership en la matière est incontestable. Il est tout à fait naturel que la Russie doive suivre leur façon de concevoir ces valeurs, car elle n’a pas fait preuve d’ardeur pour les assimiler. L’UE et ses Etats-membres sont prédestinés pour avoir le droit d'estimer quel usage les autres pays, y compris la Russie, réservent à ces valeurs.

L’UE a pris la Russie sous sa protection au moment où cette dernière en avait besoin: elle l’a aidée à entrer dans l’économie mondiale. C’est par conséquent logique, pour la Russie, d’emprunter les standards européens de fonctionnement sur le marché : ils sont définis et bien rodés. L’UE est un législateur reconnu dans le monde des standards. C’eût été un non-sens si l’Europe devait chercher une approbation de ces standards auprès d’un novice et néophyte en matière d’économie de marché tel que la Russie l’était à l’époque et le reste encore aujourd’hui.

Les institutions de coopération, créées par l’Union Soviétique et le camp socialiste, ont passé l’arme à gauche. Le Conseil d’assistance économique mutuelle, le Traité de Varsovie – tout ceci appartient au passé, tandis que les pays de l’UE et de l’OTAN ont préservé et multiplié leurs structures. Aujourd’hui ce sont eux qui se chargent de la mission honorable et responsable d’assurer la sécurité, l’ordre et la gestion des relations internationales, de contrôler le respect des engagements internationaux par les Etats.

Ils peuvent, et ils le doivent, assumer « la responsabilité de protéger », soit parce que cette mission leur a été confiée par le Conseil de Sécurité de l’ONU, soit en agissant de leur propre initiative, si le Conseil de Sécurité se trouve hors d’état de régler efficacement des crises mondiales, d’intervenir quand les structures étatiques se sont pratiquement écroulées, de protéger la population des persécutions massives, de destituer et punir les tyrans.

Les tentatives de la Russie de les en empêcher ne fait que mettre le Kremlin en opposition avec le nouvel ordre mondial postmoderne, qui règne après la guerre froide. Ces tentatives transforment la Russie en un Etat-paria, un Etat-renégat, un Etat-revanchard. Philip Stephens, un éminent chroniqueur du « Financial Times », l’explique sournoisement à tous ceux qui veulent l’entendre, dans un article rédigé à l’intention de « Vedomosti », quotidien économique russe : « Un revanchisme armé – c’est tout ce qui reste à Vladimir Poutine : la Russie est faible en tout, sauf en guerre ».

Une telle caractéristique de la Russie moderne (littéralement: la Russie de Poutine), est renforcée par son aspiration à faire renaître l’ancien empire totalitaire et à faire rentrer de force ses voisins dans l’Union Economique Eurasiatique, une réincarnation de la « prison des peuples » tsariste-soviétique. Les anciennes colonies de l’Empire russe et de l’Union Soviétique, qui ont réalisé leur droit à avoir leur propre Etat national et le droit à l’indépendance, dont elles rêvaient depuis toujours, peuvent décider elles-mêmes de quel côté ils veulent se positionner.

La Russie n’a aucune base légale, ni morale, pour les empêcher de rompre avec elle et de réorienter leur politique intérieure et extérieure vers l’UE et l’OTAN ; ils sont en droit de faire ce qu’ils croient nécessaire pour intégrer le monde occidental, le monde progressiste, cultivé, prospère. Pour répondre aux aspirations des peuples de l’ex-URSS, ainsi que de la Yougoslavie disparue, il est important que l’UE et l’OTAN continuent (au mépris de la stratégie opportuniste de Moscou) leur politique de « portes ouvertes » et de « partenariat pour la réussite », en lui conférant éventuellement un peu plus de flexibilité imposée par l’époque actuelle.

En mettant en œuvre cette politique, l’UE et l’OTAN se conforment strictement aux impératifs du droit international en vigueur. Tandis que la Russie, qui essaie de les en empêcher (que ce soit en Ukraine, sur le territoire de l’ex-URSS, ou en Syrie, ou ailleurs), se met en opposition par rapport à l’Occident institutionnel, et pas uniquement. Moscou se retrouve brouillé avec le droit international établi et avec l’ordre mondial moderne. Ni plus ni moins. Et il est indispensable d’imposer des sanctions au transgresseur du droit international pour lui faire entendre raison…

 

Remettre tout sens dessous-dessus

Les affirmations citées ne sont qu’un jeu de l’imagination, aussi bien du point de vue des faits réels que du bon sens, ce ne sont que des supputations, des spéculations et des trucages. Ce serait même gênant de les démentir, comme si on se mettait à expliquer que les pièces sur l’échiquier doivent, au début du jeu, être disposées d’une certaine façon, et non comme bon nous semble (à lire «Ode à l’égalité, ou Pourquoi les hommes politiques de la Russie et de l’UE vivent dans des dimensions différentes» №10(114), 2016).

Mais tout ceci nous pousse à prendre la parole, puisque l’absurdité manifeste est élevée au statut d’une idéologie étatique des pays de l’OTAN et de l’UE, puisqu’on fait rentrer cette absurdité dans la tête d’un citoyen ordinaire, continuellement, méthodiquement et délibérément; puisque cette absurdité a totalement imprégné l’opinion publique occidentale, puisqu’elle est partagée par une partie importante de l’élite politique et de la communauté des experts.

Le fait que tous les gens sensés et non-engagés prennent ces exercices rhétoriques pour ce qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire pour un fruit engendré par la guerre des médias, et se sentent, comme Alice, de l’autre côté du miroir, ce fait-là ne change rien  à la réalité. Nous côtoyons des hommes politiques et des experts occidentaux éminents. En tête à tête ou en petit comité, ils reconnaissent ce qui est écrit ci-dessus, ils s’offusquent, acceptent nos arguments, appellent à mettre fin à ce verbiage de propagande. Mais dès qu’ils se retrouvent en public, ils subissent une métamorphose étonnante et se transforment en diffuseurs de tout ce qu’ils venaient de démentir. Tel est le monde actuel et tels sont les mœurs modernes, peut-on dire en périphrasant le célèbre «O tempora, o mores!» de Cicéron.

Encore un dernier exemple. On organise à Bruxelles une réunion du réseau des experts européens, réseau restauré au tout début de l’année 2016 dans l’espoir de repérer des portes de sortie de l’impasse dans laquelle on a entrainé les relations entre l’UE et la Russie. Un des intervenants renommés prend la parole et commence à pérorer au sujet de Moscou qui, soi-disant, exacerbe délibérément la tension, ce qui déclenche les représailles de la part du monde occidental, que ces derniers temps les avions russes auraient violé l’espace aérien de l’OTAN 66 fois.

Pendant la pause, on lui mâche la besogne, à cet intervenant, en lui expliquant qu’il est tombé dans le panneau de «fakes» [intox]. On lui produit des démentis et des explications officielles. Il n’y a pas eu de violations, chaque fois les avions évoluaient exclusivement au-dessus des eaux internationales, exerçant un droit de passage pacifique. Chaque fois l’OTAN était obligée de le reconnaitre. La surveillance des eaux internationales a été réactivée en réponse aux actes de l’OTAN, et pas l’inverse. La fréquence des patrouilles est nettement moins élevée, et les forces impliquées moins nombreuses. Notre interlocuteur dit être d’accord avec tout, présente ses excuses, explique qu’il « s’est emballé ». Moins d’une heure plus tard notre estimé expert reprend la parole et répète mot à mot ce qu’il avait déjà dit auparavant.

Il va donc falloir faire le tri dans tous ces clichés inventés et rebattus, que l’establishment occidental et sa machine de propagande font passer pour une description du nouvel ordre mondial, en attribuant à la Russie une place tout à fait hors système.

On va s’y mettre, mais dans l’ordre inverse.

 

Ni l’OTAN, ni les USA, ni l’UE n’ont remporté aucune victoire dans la Guerre Froide, ils s’en sont emparés. Même la contribution qu’ils ont apportée à l’achèvement de cette guerre, est fort symbolique.

Il fallait s’appeler Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev ou faire partie de ceux qui partageaient ses idées (à l’époque soutenus par tout le pays) pour accorder crédit à cette union improbable de deux pôles du monde de l’époque, pour croire à ce gentil conte de la « maison commune », inventé par eux-mêmes, et pour croire les assurances des nouveaux amis étrangers qui promettaient de « ne pas les laisser tomber ». Ils ont cru tout ça, ont consenti à mettre fin unilatéralement à la Guerre Froide et à modifier totalement la politique intérieure et extérieure; ils ont accepté l’autodestruction du camp socialiste et de ses piliers - le Conseil d’assistance économique mutuelle et le Pacte de Varsovie. Ils ont consenti à retirer de l’Europe Centrale, et ceci sans aucune condition,  le groupe militaire le plus puissant de l’époque, qui maintenait le monde occidental dans la peur. Ils ont fait des concessions qui, à ce moment-là et à ces conditions, équivalait à un désarmement unilatéral.

Mikhaïl Gorbatchev et ses amis politiques poursuivaient une chimère: construire un modèle idéal du monde basé sur la convergence pour pouvoir être dirigé. Dans leur idée, les représentants des deux systèmes - capitaliste et socialiste - devraient utiliser ce qu’il y avait de meilleur dans chacun d’eux et rejeter les défauts et imperfections. Il ne leur est même pas venu à l'esprit qu’au lieu de conclure des accords confidentiels, il aurait fallu matérialiser leur vision en actes de droit international et en nouvelles organisations-parapluies de coopération internationale, pour remplacer non seulement le Conseil d’assistance économique mutuelle et le Pacte de Varsovie, mais aussi l’OTAN et l’UE.

La Russie de l’époque, dont tout dépendait, a fait son choix en faveur d’une coexistence indépendante des peuples qui auparavant faisaient partie d’un seul pays – l'Union Soviétique. Contrairement aux empires coloniaux du type britannique, français, hollandais, allemand ou autre, l’Empire russe, et après lui l’Union Soviétique, était une entité étatique fondamentalement différente.

Les empires britannique, français et autres prospéraient grâce à une exploitation impitoyable de leurs colonies, c’est d’ailleurs dans ce but qu’ils les ont conquises. Toutes les richesses étaient concentrées en métropole. Les colonies se débrouillaient par elles-mêmes, dirigées par des métropoles distantes de milliers de kilomètres. Tandis que l’Empire russe croissait grâce aux nouveaux territoires qui  s'ancraient en elle, devenait sa partie intégrante, y compris par voie d’union d’Etats et de rattachement volontaire, comme c’était le cas de l’Ukraine et de la Géorgie. L'Union Soviétique se fixait un objectif d’une importance historique – amener ces territoires au même niveau de développement, et elle atteignait ce but. Cet objectif n’est toujours pas à la portée de l’Union Européenne. L’URSS a réuni tous ces territoires en une seule entité économique nationale, où chaque territoire avait sa spécialisation.

Les peuples de l’ex-URSS, qui étaient dans les faits abandonnés par leurs partenaires occidentaux (partenaires qui auraient dû leur être reconnaissants d’avoir mis fin unilatéralement à la Guerre Froide, de leur avoir permis de vivre dans des conditions radicalement différentes, exempts de la peur  de la destruction mutuelle), ces peuples de l’ex-URSS, ayant brisé les liens qui les entravaient, se sont condamnés eux-mêmes à des souffrances atroces et des pertes colossales. Les peuples de l’ex-URSS ont payé un prix anormalement élevé pour leur adhésion au système économique mondial. Au lieu de se préparer, de procéder d’une façon réfléchie, progressive, ils ont fait tomber les barrières de protection de leur économie, et par conséquent ont perdu une part importante de leur industrie manifacturière, de leur agriculture et de leur secteur tertiaire, en transformant des millions de personnes en sousprolétaraires.

Grâce aux énormes sacrifices consentis par les peuples de l’ex-URSS, les pays de l’OTAN et de l’UE ont trouvé l’opportunité unique de construire un système inclusif des relations internationales, de mettre fin à des conflits et guerres entre nations, parvenir à un autre niveau de dirigeabilité de la politique et de l’économie mondiales. Au fond, ils nous ont trahis, ils se sont trahis eux-mêmes, ils ont trahi une perspective qui s’ouvrait devant eux. Au lieu de viser le bien-être général, ils ont entrepris le renforcement et l’expansion des institutions internationales de l’époque de la Guerre Froide, le rattachement de tout ce qui pouvait être rattaché, tout ceci au détriment des valeurs communes, de la solidarité et des grands idéaux, aux dépens d’une réelle unification de l’Europe, à la place de laquelle on a un élargissement de frontières le plus à l’Est possible. Dans les pays avec lesquels la Russie gardait des liens de parenté, ils se sont comportés comme si ce n’étaient que des colonies extérieures et non une partie intégrante d’un Etat jadis puissant, en y semant querelles et troubles, en essayant de les éloigner de Moscou le plus possible.

Mais ils n’ont pas eu le temps de démolir complètement l’ordre mondial établi après la Seconde Guerre mondiale, ni de le refaire à leur façon. L’ordre mondial est toujours basé sur la Charte des Nations Unies et ses principes fondamentaux : coopération égale entre les Etats, égalité souveraine, non-ingérence dans les affaires intérieures, autodétermination des peuples, non-recours à la force. Le concept  de « responsabilité de protéger » qui a remplacé ces principes et qui, selon l’interprétation de l’OTAN et l’UE, leur donne plein pouvoir, même le pouvoir d’agir en court-circuitant le Conseil de Sécurité de l’ONU, ce concept n’a pas pris racine, ne s’est toujours pas transformé en droit en vigueur. La Russie, ayant repris ses forces et payé ses dettes (les siennes, mais aussi celles de l’URSS et de ses successeurs), est revenue à temps sur la scène mondiale, en tant qu’acteur autonome et indépendant, pour prendre la défense de ces principes fondamentaux en question. Les guerres, déclenchées par l’Occident institutionnel, par lui-même ou avec son soutien, contre la Serbie, l'Irak, le Soudan, la Libye, le Yémen et d’autres, la déstabilisation de tout le Proche Orient et de l’Ukraine ont fini par convaincre les dirigeants russes que l'option de l'opposition à l'Occident n’a pas d’alternative.

Dans les affaires internationales, les Etats de l’OTAN et de l’UE n’ont pas obtenu la liberté d’action à laquelle ils aspiraient tant, même si l’équilibre des forces penchait - très fort - en leur faveur pendant plus d'une vingtaine d’année. L’ancien ordre mondial a survécu. La Russie n’est pas la seule à assumer le rôle de son garant, le couple Russie-Chine pèse de plus en plus, avec toutes les nouvelles structures internationales qu’il a créées, ainsi que les pays et les peuples qui sont séduits par ces nouvelles structures. Parmi elles on en voit de très influentes comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et autres.

Ceci pourrait expliquer « la croisade » enclenchée par l’OTAN et l’UE contre la Russie, le pays qui a été accusé de revanchisme, d’apostasie et ainsi de suite. L’OTAN et l’UE lui ont imposé des sanctions, d’une façon chaque fois plus bizarre, et même saugrenue, ont entrepris une campagne antirusse à grande échelle, d’ailleurs bien avant la crise ukrainienne. Une maxime populaire dit « qui se sent galeux, se gratte », ce qui définit le mieux la situation qu’on est en train d’analyser. Puisque dans les griefs portés à l’encontre de la Russie, dans l’interprétation de notre histoire commune toute récente, dans les divagations au sujet de l’ordre mondial établi et du droit international tous les événements et faits réels sont biaisés.

Mais il est plus facile de séparer de la réalité les constructions conceptuelles, les idéologèmes et les spéculations, bien qu’ils prétendent (à tort) être le reflet de cette réalité. Les affirmations du style « on est dix fois plus grands que vous, donc on vous traite en conséquence » sont plus difficiles à contester. On va s’y essayer quand même.

 

Température moyenne [des patients] d’un hôpital, morgue comprise

Ce n’est pas par hasard qu’on a choisi comme sous-titre cette célèbre citation (en Russie). L’image qui y est associée détrône le mieux qui soit les affirmations généralisatrices. Dans un hôpital il y a toujours ceux qui sont en voie de guérison et ceux dont l’état de santé se dégrade, il y a des malades  qui ont beaucoup de fièvre et ceux pour qui elle est retombée. Alors la valeur moyenne de la température dans ce cas ne donne absolument rien et ne signifie rien.

Ceci concerne l’affirmation selon laquelle la puissance, l’importance et l’influence de l’UE sont d’un ordre de grandeur supérieur à celui de la Russie. Cette affirmation ne fait que paraître indiscutable et significative. Dans les faits, il faut voir en quoi et où l’UE est plus puissante, importante et influente. Et si on faisait cette analyse, le tableau serait beaucoup plus nuancé.

Tout d’abord, que « celui qui n’a jamais péché nous jette la première pierre »! Si aux USA et en UE tout allait bien, si tout était impeccable et sans nuage, si rien ne menaçait leur prospérité, c’eût été une chose. Mais la situation réelle est bien différente. Cela fait des années que l’UE se débat dans l'étau d’une crise systémique. D’après l’aveu des leaders européens, cette crise commence à dégénérer en crise existentielle, ou l’a déjà fait partiellement. Les débats sur la nécessité même du projet d’intégration fusent de toutes parts, et les leaders politiques en exercice penchent pour la conclusion qu’il « faudra le réinventer », ce projet.

La société européenne évolue, mais pas vers le meilleur. Elle est déchirée par des contradictions internes de plus en plus graves. Cela fait un moment que l’UE n’est plus un exemple à suivre, ce que les Britanniques ont rappelé récemment à tout le monde en votant pour le Brexit.

Ce ne sont pas les problèmes qui manquent aux Etats Unis non plus. Ce n’est un secret pour personne, que les USA vivent et prospèrent sur le compte des autres, qu’ils vivent d’emprunts, qu’ils ne maintiennent leurs positions dans la politique et l’économie mondiales que parce qu’ils gardent une « main de fer » serrée à la gorge de leurs plus proches partenaires et alliés, pour les maintenir dans leur giron; parce qu’ils continuent d'injecter dans l’économie mondiale des dollars sans provision.

La première crise globale financière et économique est née aux Etats-Unis. Il n’est pas exclu que la suivante ait la même origine, en apportant au Proche Orient et en Afrique du Nord, et non seulement là-bas,  souffrances, ravages  et autres misères. Les USA avaient une chance inouïe, offerte par l’histoire, de réunir tous les pays au nom de la réalisation des intérêts communs, et de se mettre à la tête de cette union. Cette chance, ils l’ont ratée d’une façon déplorable. Ils n’ont même pas réussi à l’utiliser petitement pour leur propre avantage. Hélas.

En UE et aux USA, derrière les façades luisantes se cachent une injustice profonde, l’inégalité et le mal-être. Leur économie et leurs sociétés sont en état de transit vers l’inconnu, ont besoin de réformes. Évidemment, en Russie il n’y a pas moins de misère, mais cela ne change rien à la chose. Les chiffres et les rapports globaux ne signifient rien par eux-mêmes.

Citons quelques arguments, qui ne font que souligner leur valeur relative. La Russie en tant qu’Etat-continuateur (pas le successeur, le continuateur !) de l’URSS était toujours  membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, et le restera. De ce point de vue, elle a une importance égale à celle des USA et de tous les Etats de l’UE réunis.

 

En essayant vainement d’éviter la parité, ou au contraire en cherchant à la préserver, la Russie et les USA sont les seuls membres consistants du « club nucléaire ». Il n’y a qu’eux deux pour participer au processus du désarmement nucléaire, les autres sont encore trop jeunes pour avoir accès à la définition de l’équilibre stratégique de la stabilité.

La guerre de 2008 en Transcaucasie a démontré une défaillance totale de toutes les structures de sécurité dans la super-région européenne et euro-atlantique. Ayant payé cher pour le savoir, la Russie a effectué une réforme militaire. Elle a commencé à réaliser un programme à long terme de réarmement et de modernisation de ses forces armées. Pour cette fois, la réforme a réussi. La Russie a exhibé en Syrie les résultats de cette réforme, ainsi que les capacités accrues de ses Forces de défense aérospatiales et la puissance de combat de toutes ses forces armées. Cette démonstration était si efficace, que les USA et l’Allemagne ont décidé de suivre son exemple et ont déclaré à leur tour le début imminent d’une réforme militaire.

D’après les indices quantitatifs, le potentiel militaire de la Russie et son budget militaire ont un ordre de grandeur significativement inférieur par rapport aux Etats de l’UE et l’OTAN réunis. Mais toutes les déclarations de nos partenaires relatives à la menace militaire émanant de la Russie et à la nécessité de représailles sous-entendent que la réalité est différente; ils doivent donc réagir et rattraper leur retard. Une absurdité pareille, qui fait penser à un jeu de « Maillon faible », dément totalement toutes les affirmations exposées ci-dessus relatives à la défaillance, à la  faible importance et à la position « hors système » de la Russie.

Encore une pierre lancée dans le même jardin : le leadership incontestable de la Russie, par rapport à tous les autres pays européens, dans l’exportation d'armements. La dernière (dans le temps) commande annoncée est l’intention de l’Inde d’acheter des systèmes de défense antiaérienne et antimissile S400 « Triumph », qui sont à juste titre considérés comme les meilleurs au monde, dans leur catégorie. L’annonce a été faite en marge du sommet des BRICS à Goa (Inde) à la mi-octobre 2016.

La notion de « température moyenne de l’hôpita l» est parfaitement applicable à l’économie russe en général. A croire les chiffres globaux, son économie est dans un état critique. La récession continue, sous l'influence d’un cumul de plusieurs facteurs. Les manifestations de la crise se font ressentir d’une façon extrêmement douloureuse. Mais dans certains secteurs-clés, surtout dans ceux qui sont sous la responsabilité gouvernementale de Dmitri Rogozine [vice-premier ministre], on observe une croissance stable, perceptible et nette.

D’un côté, la désindustrialisation, qui continue depuis les années 1990, a beaucoup affaibli l’économie russe et significativement réduit le potentiel de la branche manufacturière, a provoqué des distorsions structurelles énormes, a produit un effet destructeur de sous-financement. De l’autre côté, il faut reconnaitre que le mécanisme économique et la science appliquée soviétiques étaient extrêmement puissants pour que le potentiel créé à l’époque soit fonctionnel un quart de siècle plus tard et pour que la Russie garde un leadership dans certains secteurs de haute technologie, dont  la production de fusées et de moyens d’exploration de l’espace, la construction d'hélicoptères de différents types, la création de réacteurs nucléaires et autres réalisations à usage pacifique de l’atome, le développement de logiciels informatiques, l’enseignement de la physique et des mathématiques et autres.

Encore un aspect, important du point de vue de l’évaluation du potentiel économique: la capacité, prouvée par Moscou ces dernières années, de concentrer les efforts de la nation sur certaines orientations reconnues prioritaires.

Regardons maintenant, sous un angle un peu différent, les vains efforts de l’UE pour traiter la Russie avec condescendance.

L’apparition et la diffusion des allégations concernant le rôle marginal de la Russie dans la politique et l’économie mondiales datent d’une période relativement récente et rapidement terminée de notre histoire, quand la Russie, dans une certaine mesure, s’est retrouvée isolée. Ses anciens alliés se sont détournés d’elle, les nouveaux Etats, apparus sur le territoire de l’ex-URSS, sont partis à la dérive. La Communauté des Etats Indépendants (CEI) a contribué à un divorce à l’amiable, rien de plus. Il y avait des problèmes en suspens dans les relations avec la Chine, y compris des problèmes territoriaux. Moscou limitait elle-même sa marge de manœuvre en politique extérieure, en se fiant trop à la sincérité de ses partenaires occidentaux et à l’évolution de la coopération orientée exclusivement vers l’Occident. En pure perte, comme il s’est avéré par la suite.

Actuellement, la situation est tout à fait différente. Les desseins d’Evguéni Primakov [anciennement ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre], relatifs à la coopération boostée entre les trois géants asiatiques (la Russie, l’Inde et la Chine) et à la pérennité de cette coopération, sont devenus réalité. De nombreuses structures internationales à forte influence, dans lesquelles la Russie a un rôle de premier plan, ont vu le jour : l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), UEEA (l’Union économique eurasiatique ), OCS (l'Organisation de coopération de Shanghai) et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

Donc la Russie n’est plus isolée. Elle est capable de cumuler  la puissance d’une pléiade d’Etats de première importance. Elle a établi des relations amicales avec eux, des relations qui par leur intensité et intérêt réciproque sont comparables à des relations d’alliés, ou pour le moins à des relations de vrai partenariat. Même si, comme le remarquent sournoisement des journalistes occidentaux, comme des nationaux, la cohésion au sein des BRICS et autres organisations internationales n’est pas assurée et elle est payée très cher. Néanmoins, il faut maintenant appliquer une autre échelle pour mesurer le potentiel économique et militaire de la Russie.

L’importance  de cette nouvelle échelle a été démontrée lors du vote de l’Assemblée Générale de l’ONU sur le projet de résolution contre la héroïsation du fascisme, projet qui était régulièrement présenté par la Russie. En 2015, 52 pays sont devenus co-auteurs de ce projet. Ils sont plus nombreux que ceux qui se sont abstenus (49), persuadés par Bruxelles. 133 Etats ont voté pour, et seulement le « quatuor magnifique » (comprenant les USA, le Canada, l’Ukraine et un petit Etat insulaire des Palaos (ou Palau), associé aux Etats-Unis) a voté contre. Un tel résultat, obtenu au moment où les USA et l’UE déploient tant d’efforts pour isoler et discréditer Moscou, vaut son pesant d’or.

Mais la Russie ne s’arrête pas sur ces acquis, elle vise beaucoup plus haut. Les autorités nationales et la communauté des experts des pays concernés se sont mis à avancer les preuves de la viabilité d’un projet géopolitique à perspectives spectaculaires: mise en forme d’un Grand Partenariat Eurasien Universel. Ses contours ont été définis dans les discours-programmes de Vladimir Poutine lors des forums économiques de Saint-Pétersbourg et de Vladivostok en 2016. Ce projet se présente sous forme de conjugaison des initiatives économico-politiques régionales et transrégionales, des processus d’intégration, des efforts de création et de consolidation des systèmes de sécurité interne et externe des Etats invités à la coopération.

En Occident, les idées sur le Grand Partenariat Eurasien Universel ont été, d’emblée, qualifiées soit de science-fiction soit de « fiction non scientifique ». L’illustre tradition, héritée de l’Union Soviétique, de porter jugement sur les films qu’on a jamais vus et les livres qu’on a jamais lus, continue sa marche victorieuse à travers la planète. Dans les faits, ce projet géopolitique ambitieux est  déjà en cours de réalisation. Les dirigeants russes et chinois sont parvenus à un accord d’interaction entre la couronne économique de la Route de la soie et l’activité de l’UEEA (l’Union économique eurasiatique). Les Etats de l’UEEA ont chargé la Commission Economique de mener en leur nom des négociations avec Pékin. Les Etats membres de l’ANASE  (Association des nations de l'Asie du Sud-Est, ASEAN en anglais) ont manifesté un intérêt profond à s’y rallier. L’OCS (l'Organisation de coopération de Shanghai) a fait un bond de sept lieues sur la voie de la conversion en organisation pan-asiatique, en acceptant dans ses rangs l’Inde et le Pakistan simultanément. L’OCS et l’UEEA commencent à suivre la trajectoire de leur transformation en structures de base de la Grande Eurasie.

Les projets sont encore en phase d’élaboration, mais le projet suprarégional s’étoffe déjà d’un réseau de chemins de fer d’envergure continentale. Des pipelines magistraux et des ponts énergétiques sont lancés vers le sud et vers l’est au départ de la Russie. De nouveaux  embarcadères, aéroports et terminaux de fret multifonctionnels sont aménagés. On étudie la possibilité d’utiliser la Route maritime du Nord en tant que plate-forme prioritaire inclusive de coopération suprarégionale.

 

Devoirs à domicile pour l’Union Européenne

Compte tenu de l’entêtement de l’Union Européenne et de la profondeur d’enracinement des clichés politico-idéologiques pervers prêchés par l’Union et ses  Etats-membres, on s’est senti obligé de détailler les raisons pour lesquelles Moscou insiste expressément sur un rétablissement après-crise des relations bilatérales, uniquement dans l'esprit de leur donner progressivement un caractère plus égalitaire. Essayons maintenant d’expliquer, ne serait-ce que dans les grandes lignes, le sens qui est donné à cette exigence et ses implications,  en utilisant la forme d’un programme ou d’une feuille de route.

Sur le plan global, toute la structure de sécurité euro-atlantique changera. Conformément aux principes de sécurité indivisibles, adulés par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), on lui confèrera un caractère inclusif et égalitaire. Quelque chose d’amorphe, d’indéfini, composé d’un seul bloc, qui existe actuellement, sera remplacé par un réel système de sécurité collective, de nature contractuelle. Pour appuyer ce projet, seront créées des nouvelles structures suprarégionales. Le Conseil de l’Europe, l’OTCS, l’UEEA, l’UE, l’OTAN et l’OSCE y seront organiquement intégrés.

Les relations bilatérales Russie-UE dans le domaine économique seront intégrées dans le Grand Partenariat Eurasien Universel. L’accent sera mis sur la facilitation des interactions et des investissements, la levée des barrières administratives de toute nature, l’éradication complète et cohérente de la discrimination, y compris par la voie de l’application de la pratique de régimes nationaux. Les règles du jeu seront harmonisées communément, deviendront compréhensibles et propices aux affaires.

L’UE renoncera à ses principes politiques de partenariat oriental qui visent l’éloignement de la Russie des pays de voisinage communs. La pratique de négociations et de consultations trilatérales sera communément admise sous format « UE- pays tiers-Russie » ou « UE-pays tiers-UEEA ».

L’UE acceptera que l’activité d’établissement des normes soit effectuée conjointement par tous les pays de la région ou de la suprarégion, et tiendra compte des intérêts de toutes les parties. Le « Bruxellocentrisme » relèvera du passé et sera remplacé par l’inclusivité et la co-créativité, orientées sur les meilleures traditions qui ont fait leurs preuves dans le passé, et sur l’efficacité maximale.

Dans le domaine idéologique, une Commission, bilatérale ou multilatérale, sera créée pour résoudre les questions difficiles de l’histoire des relations bilatérales. A l’issue de ces travaux, des approches communes seront élaborées concernant le caractère et les causes de la guerre froide et de son terme, concernant la nature de l’Empire russe et de l’Union Soviétique et l’ampleur de leur contribution dans la culture européenne et mondiale, ainsi que dans le développement de la société, concernant les évènements de Maïdan, d’Odessa, de Donetsk etc. en Ukraine ; concernant tout ce qui gâchait le dialogue et la coopération et a conduit à la confrontation. Toutes ces approches seront approuvées, et les parties se mettront d’accord pour ne plus jamais avoir à en débattre.

La guerre de l’information, déclenchée contre la Russie, ses dirigeants et sa population bien avant la crise ukrainienne, sera définitivement stoppée. De son côté, Moscou remettra en usage la tradition de la couverture médiatique objective, fidèle et respectueuse de tout ce qui se passe en UE, de sa politique intérieure et extérieure. La pratique de dénigrement et de diabolisation réciproque sera reléguée aux oubliettes. Tout le monde respectera l’esprit de l’art.10 de la Convention Européenne des droits de l’homme relatif à la liberté de parole, autorisant une libre diffusion des opinions, mais non du faux, de l'intox ni autre déformation de la réalité. La déontologie professionnelle, qui consiste à informer la société d’une façon honnête et impartiale, sera rétablie. Dans le cadre de la Grande Europe, en conformité avec l’art.10 de la CEDH, sera adopté un code circonstancié du comportement des journalistes, de la presse écrite et des médias électroniques, des réseaux sociaux. Tous s’engageront à le respecter.

La Russie, l’UE et les pays tiers de l’Europe conviendront que les droits de l’homme, les idéaux de la suprématie du droit et de la démocratie pluraliste, la diversité des cultures, la protection de la famille et des intérêts suprêmes de l’enfant, l’attitude respectueuse à l’égard des religions mondiales etc. constituent notre patrimoine commun. Tout le monde y apportera sa contribution personnelle tout en profitant des fruits de la non-exclusion, de la solidarité et de la tolérance. Il sera fixé dans la loi que personne ne puisse s'arroger le droit à la vérité absolue, le droit d'avoir le monopole de juger et de condamner les autres et de leur imposer sa façon d’interpréter les valeurs communes. Le sens qu’on donne à ces valeurs, évoluant avec le temps, sera défini d’un commun accord.

Dans le domaine des affaires courantes, la guerre des sanctions prendra fin. Les deux parties annuleront les restrictions imposées dans les activités financières et économiques, dans le domaine des contacts et de la liberté de circulation. Tout le monde conviendra que le maintien des sanctions est incompatible avec les relations de bon voisinage. On entamera des négociations ayant pour but de rendre impossibles les restrictions unilatérales. De préférence, dans le cadre du Conseil de l’Europe. Les négociations seront couronnées par la mise en place d’un traité international qui sera directement applicable dans le droit interne des Etats participants.

Compte tenu du progrès du premier et du deuxième bloc de propositions, on trouvera une solution à la crise ukrainienne, et ensuite à toutes les autres – en Europe de l’est, dans les Balkans, en Transcaucasie, dans les espaces de voisinage communs. Tous les contacts et dialogues seront dégelés.

On restaurera le système institutionnel de management de la coopération bilatérale, tout en le réformant de telle sorte qu’il tienne compte des défaillances et des erreurs du passé et assure une interaction efficace dans l’avenir. Ce système sera construit dans l’esprit des propositions qui vont suivre.

© Mark ENTINE
professeur de l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou (MGIMO),
professeur invité de l’Université fédérale balte Emmanuel Kant,
Ambassadeur de Russie au Luxembourg (2012-2016)

 

Ekaterina ENTINA,
professeur associé de l’Université nationale de recherch
«Ecole des hautes études en sciences économiques» (Russie),
maître de recherche de l’Institut de l’Europe de l’Académie des sciences de Russie

 

Future institutional framework for Russia-EU relations

Everybody agrees now that institutions governing Russia-EU relations failed to prevent their gradual deterioration and eruption of a new acute confrontation between the two parts of Europe alongside old stile Est-West divide. Institutions have suffered tremendously from such developments themselves. The previous framework of Russia-EU bodies does not exist anymore. But few agree on explaining why they proved to be unreliable and what do we need to replace them.

Numerous discussions Russian expert community held on this subject have paved way to following conclusions. We would like to give them our personnel interpretation.

  1. Institutions bear their part of responsibility, but it's essentially Russia and the EU, and their politicians to blame for the deterioration of bilateral relations. Institutions failed not so much because they are inherently bad as such. They did it because:

1.1. Russia and the EU had no strategic vision to give them on the purpose of their activities and the way Europe and Eurasia must look like in the years to come.

1.2. Russia and the EU attributed them vague and imprecise functions. As a rule, institutions were deprived of the opportunity to take any kind of mutually binding decisions and to act promptly.

1.3. They were not duly inserted in the internal decision making and legal norms setting mechanisms.

1.4. Institutions were badly shaped and had agendas rarely corresponding to what Russia and the EU really needed.

1.5. Though some procedures, bodies and schemes of bilateral cooperation turned out to be efficient and beneficial to both parties. Northern dimension, regional and trans border cooperation and joint projects in the field of science and education could be mentioned in this sense.

  1. When designing new framework for Russia-EU bodies governing bilateral relations both positive and negative experience of the past must be taken into consideration. It teaches that:

2.1. We are to create new institutions as a system of interrelated bodies with properly defined vertical and horizontal links.

2.2. Each of them shall have the right and at the same time the obligation to take decisions in their reciprocal spheres of competence and supervise them.

2.3. Each of them must be inserted in the proper internal supranational or state mechanisms.

2.4. Institutions shall be engaged not only in discussing or comparing different things, or expressing opinions but in standard setting as well.

2.5. We are to envisage direct application of some of the operational decisions and decisions of general nature they could take in the parties' internal legal orders.

2.6. Nothing will work if we don't fix in a precise manner what kind of results we intend to achieve through them, what kind of relationship we want to construe.

  1. If Russia and the EU find remedies against many institutional shortcomings of the past they may restore a lot of so called old institutions under the same labels, but shape them in entirely different manner hoping to make them much more efficient. In any case it's advisable to have a system of bodies, comprising:

3.1. Summits. But once a year with a mutual obligation to convene emergency meetings following each of the parties' requests and dedicated to discussing only strategic issues and to agenda setting.

3.2. Ministerial meetings . But in accordance with 28(27)+1 formula and convened to solve issues in deeds and not words, and to adopt mutually binding acts.

3.3. Sectorial and general matters dialogues, expert and working groups . But with clear cut mandate to agree operational decisions to be approved on ministerial level and to prepare (binding and standard setting) decisions of general nature.

3.4. High status special (presidential) envoys on Russia-EU/EU-Russia relations . But as a part of both parties' executive and working on a full day basis with a strong mandate to promote them.

3.5. Inter-parliamentary joint committee . But only as an umbrella body for much more intense cooperation between Federal Council and European Parliament internal committees and an instrument to launch and foster legal harmonization.

3.6. Joint business roundtable . But having a real weight in the framework of bilateral institutions, involved in shaping relationship, invited to join EU business foundations and fora, and associated with the work of grassroots Russia-EU bodies and their activities.

3.7. Northern dimension and regional/cross border cooperation governing procedures extension to bilateral relations as a whole.

3.8. Resuming the EU Economic and social committee and Regional committee – Russian semi state bodies cooperation and pushing it into becoming something valuable aimed at doing concrete things.

3.9. Institutionalization of links between Russian highest courts and the Court of the EU as a first step to create joint independent judicial body (bodies) to solve cases brought against Russia or/and the EU by both sides legal persons.

3.10. Creating joint working bodies to elaborate different types of draft laws to be studied and adopted on a later stage by executive and legislator.

3.11. Invitation of both sides representatives to work in both sides supranational and state bodies.

3.12. Setting-up of high-level strategic planning group having broad powers and a flexible mandate, and reporting directly to special envoys and leaders of Russia and the EU.

  1. When reinventing institutional framework for governing bilateral relations Russia-EU must be as flexible as possible. They may use a step by step approach. They may think about convening a summit to launch it or to wait until defrost of relations becomes palpable. But in any case, they must avoid repeating the same mistakes they were unlucky to do before and abstaining from correcting them promptly.

Mark ENTIN, professor of the Moscow State Institute of International Relations
(MGIMO-University) and invited professor in Immanuel Kant Baltic Federal University,
ambassador of Russia in Luxembourg 2012-2016,

Ekaterina ENTINA, Associate professor of the National Research University Higher School of Economics (Russia),
Senior Research Fellow at the Institute of Europe of the Russian Academy of Science

№10(114), 2016